Tintin chez les Sages, un nouvel épisode de manifs sur BFMTV et CNews

Sherlock Com' - - Déontologie - Plateau télé - 45 commentaires

Encore un trimestre. On ne sait pas quand on prendra notre retraite de chroniqueurs, mais celui-là est bien validé : ça fait trois mois qu'on regarde (presque) en continu BFMTV et CNews en train de maltraiter l'actualité et le mouvement social contre la réforme des retraites. Et ce n'est pas fini. Rien que ce vendredi 14 avril, en marge du faux suspense sur la validation de la réforme par le Conseil constitutionnel, les chaînes d'info ont persisté à réhabiliter les gentils riches, les bisounours de la Brav, les CRS pacifiques, grâce aux Tintins, leurs reporters maisons. Non sans ironiser sur ces manifestants qui feraient mieux de prendre des cours de droit public plutôt que de tout casser. Oui, on a encore regardé un épisode de manifs sur BFMTV et CNews. Comme des millions de téléspectateurs chaque jour.

Il est triste Bruce. Invité de l'émission Quelle époque ! sur France 2 samedi 9 avril, Toussaint a déclaré avoir "énormément de peine" quand on attaque sa chaîne, BFMTV. Bah oui, "c'est une rédac', c'est 300 journalistes qui sont très mobilisés".

Six mois plus tôt, sur le même divan, Laurence Ferrari, la Bolloréac de CNews faisait un constat identique. Face aux "attaques" contre sa chaîne, elle assurait qu'il n'y avait aucune mainmise de Bolloré, qu'on ne lui avait "pas fixé de feuille de route", qu'elle était "absolument autonome, indépendante comme la plupart des gens qui travaillent à l'antenne". Et pourquoi pas objective aussi…

Ils sont mignons Bruce et Laurence. Faudrait leur dire qu'ils sont filmés et qu'on les regarde. On ne les a jamais autant regardés depuis trois mois chez ASI : ultraviolence, feux de poubelles, défense des milliardaires, défense des policiers (qui abreuvent les journalistes d'infos sourcées "préfecture" ou "renseignements"). On a tout vu. Et on n'est pas les seuls: BFMTV est la sixième chaîne la plus regardée au mois de mars d'après Médiamétrie.

Désespérant ? Mais non ! C'est plutôt la preuve que les Français ont soif d'infos cher·es abonné·es. Car ça fourmille d'infos, une chaîne d'infos.

Tintin chez les Sages

Prenez la journée du vendredi 14 avril. Alors que la presse se doutait que la réforme serait validée dans les grandes lignes et que le référendum d'initiative partagée serait retoqué (c'était à lire dans le Canard enchaîné du 5 avril par exemple), BFMTV a maintenu le suspense jusqu'au bout, grâce à un compte à rebours en haut à droite de l'écran…

Et surtout grâce à l'envoyé très spécial, Loïc Besson, alias "Tintin chez les Sages". Oui, cette semaine, c'est lui qui n'a pas eu de bol : la rédaction en chef l'a envoyé au Conseil constitutionnel. Ou plutôt sur le trottoir d'en face.

Pendant plus de cinq heures, Tintin chez les Sages a monté la garde devant le Conseil constitutionnel pour expliquer, en substance, que le Conseil constitutionnel était derrière lui…

Le Conseil constitutionnel était derrière lui à 8 h, mais aussi à 9 h, 1016, 1105, 1205, 1247, 1312, et même 1342.

On caricature à peine. Écoutez-le : "Ça y est, c'est la dernière journée, la journée décisive. Ça se passe au premier étage du Conseil constitutionnel qui se trouve juste derrière moi." (Vous connaissez le chemin). "On a vu les lumières s'éclairer peu avant 8 h", tient à préciser le reporter. Que vont faire les Sages ? "Ils vont discuter, vont débattre, vont délibérer, toute la journée. […] Ça se passe autour de cette table en U, qu'on voit très peu, parce que tout ça est très mystérieux." Arf, le mystère de la table en U... 

Et sinon, une info ? "C'est pas pour rien qu'on les appelle les Sages. Rien ne filtre, rien n'a filtré et rien ne devrait filtrer jusqu'en fin de journée." Rien ne devrait filtrer, ça ne l'empêchera pas de faire six autres duplex. Et d'être relayé par un deuxième reporter après le repas. 

Des reporters qui se sont tenus chaud toute la journée, puisqu'on verra le Tintin de BFMTV sur CNews.

Sur le plateau de BFMTV, au cours de la journée, c'est l'éditorialiste Laurent Neumann qui est à la manœuvre pour délivrer de l'analyse au kilomètre. Le Conseil constitutionnel est bunkerisé et gardé par les CRS ? Daniel Schneidermann y perçoit un naufrage annoncé…

Plus pragmatique, l'éditorialiste de BFMTV souligne que c'est une vraie galère pour circuler. N'est-ce pas Laurent ? "Il faut que vous regardiez cette image, elle est très importante. A droite, là où vous voyez les arcades, c'est la Comédie-Française. Et juste après, c'est le Conseil d'État. Il se trouve qu'en temps normal, vous pouvez passer devant le Conseil d'État, sur le trottoir. Là, il y a des CRS tout le long du Conseil d'État qui vous obligent à traverser la route et à faire tout le tour de la place à pied pour éviter tout danger, tout risque. Et ce sera comme ça, nous dit-on, au minimum, jusqu'à samedi matin, 8 h."

D'ailleurs, à part embêter les riverains, ça ne sert à rien de manifester : "Les Sages du Conseil constitutionnel rendent une décision en droit. Aller manifester devant le Conseil constitutionnel, ça n'a aucun sens. On écoutait hier des étudiants [qui manifestaient], j'espère que ces étudiants n'étaient pas des étudiants en droit public parce que penser que dans notre fonctionnement, ce serait logique d'aller manifester devant le Conseil, ça n'a absolument aucun sens." 

Malgré tout, il y a eu manifestation. Et ça s'est relativement bien passé grâce à la délicatesse des forces de l'ordre, que ce soit les gentils de la Brav ou les CRS bienveillants. Pour mieux les connaître et dépasser les idées reçues sur leur travail (paraît-il que les unités des Brav seraient"violentes et dangereuses" et que les CRS chargent un peu trop vite), BFMTV et CNews ont pu les suivre au plus près.

Tintin chez la Brav et les CRS

C'est devenu une habitude chez les reporters de BFMTV et CNews. Jeudi 13 avril, au moins trois équipes ont suivi les forces de l'ordre pendant la 12e journée d'action. Comme vous le savez, BFMTV a fait corps avec une unité de gendarmes mobiles…

Mais la chaîne a également pu suivre un médecin des CRS. Et figurez-vous que ce médecin ne tire pas des LBD, non non, il… soigne. Jeudi, il a d'ailleurs pu le faire grâce à la Brav : "Une équipe de la Brav a mis en place un point de rassemblement des victimes dans un hôtel près de la place de la Bastille et c'est là que vous assistez aux soins de trois gendarmes et de trois policiers blessés", explique Toussaint.

De son côté, CNews a également pu être "en immersion avec la Brav". Attention, pas celle qui commet des violences, hein. Non, il s'agissait de la Brav qui intervient uniquement pour "venir en aide aux gendarmes et CRS en difficulté".

Inutile de vous préciser qu'on ne saura rien de leurs dérapages (lisez plutôt ce rapport de L'Observatoire parisien des libertés publiques, relayé par Mediapart).

En plateau, la Brav a pu compter sur un soutien de poids, Pascal Praud : "Bravo aux policiers qui sont sur le terrain. Il y a 12 manifestations, aucune bavure." Certes, la Brav a été "évidemment montrée du doigt, notamment par l'extrême gauche mais la Brav, elle est simplement efficace pour le maintien de l'ordre".

Et heureusement qu'ils sont là, car la violence est partout sur CNews tout au long de la journée du 14 avril. Une violence particulièrement insupportable, surtout quand elle vise les plus riches…

Pire : des syndicalistes de la CGT ont carrément envahi le siège social de LVMH au cours de cette 12e journée de mobilisation.

Pauvre Bernard Arnault, à qui on ne dit jamais merci. Au mois de mars, les chaînes d'info étaient déjà montées au créneau pour l'aider.

A priori, ça n'a pas suffi pour retourner l'opinion. Alors CNews en a remis une couche avec des éléments de langage sortis tout droit du service de communication de LVMH. Ce vendredi 14 avril, Pascal Praud a bien potassé les chiffres : "Je voudrais dire aux manifestants qui sont entrés hier dans le siège de LVMH que le groupe de Bernard Arnault n'est pas le problème pour la France", explique-t-il avant de détailler les comptes du groupe, ligne par ligne : "LVMH a recruté plus de 15 000 personnes en France en 2022. LVMH, c'est 280 savoir-faire du patrimoine qui emploient 100 000 salariés dans notre pays. LVMH, c'est 500 boutiques et 112 sites de production et d'artisanat implantés dans les territoires. LVMH, c'est un peu plus de 2 milliards d'impôts payés en France. LVMH, c'est 4 milliards de TVA et de charges sociales qui vont dans les caisses de l'État. LVMH, ce sont des employés qui gagnent plus que la moyenne parce que le salaire est plus élevé, parce que la participation ou l'intéressement augmente le revenu annuel, parce que l'entreprise gagne de l'argent."

Et Praud de conclure, presque lyrique : "Qui crée des emplois ? Ceux qui osent, ceux qui inventent, ceux qui entreprennent. Les chefs d'entreprise, les petits comme les grands, ceux du CAC 40 comme le boulanger au coin de la rue, sont des héros. Je voudrais convaincre les Sans-culottes de l'avenue Montaigne que non seulement LVMH n'est pas le problème, mais qu'il est sans doute la solution pour la France."

Un vibrant plaidoyer, qui sera repris sous diverses formes tout au long de la journée. A 13 h 45, c'est Éric de Riedmatten, journaliste économie de CNews, qui rappelle les mêmes chiffres.  Avec cette précision supplémentaire : "Ce n'est pas [Bernard Arnault] qui va payer les retraites de ceux qui manifestent. Il en paye indirectement par les cotisations patronales. Mais faire une taxe ou un impôt sur les riches, c'est complètement ridicule."

D'autant plus ridicule qu'en matière fiscale, LVMH a de la ressource…

Il en va ainsi de ces chaînes d'info si injustement attaquées. Défense des riches, de la police, discrédit des manifestants. Et ça fait trois mois que ça dure. Avec quel effet ? Combien de téléspectateurs de BFMTV et CNews finissent par adhérer à ces messages répétés en boucle ?

Dans ce flux continu, on n'est jamais à l'abri d'un moment d'égarement. Après la validation de la réforme par le Conseil constitutionnel, Dominique Rizet, l'éditorialiste police-justice qui dégaine plus vite que son ombre, a eu un moment de faiblesse à 21 h 06 : "Nous, journalistes, il ne faut pas qu'on en rajoute. On a vu des feux de poubelle, on a vu des poubelles renversées, on a vu des groupes de personnes qui marchaient dans Paris mais on est loin d'une émeute, les choses se passent plutôt bien, il ne faut pas laisser dire n'importe quoi."

Quand Rizet prononce cette phrase, ça fait pourtant 2 h que ça brûle en continu sur sa chaîne…

Oui, Bruce Toussaint a "énormément de peine" quand on critique sa chaîne. C'est pas notre faute Bruce, on ne fait que la regarder depuis trois mois.

Lire sur arretsurimages.net.