Une mer de casques, avant le naufrage
Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 167 commentaires
À perte de vue. La plus forte, la plus mémorable, la plus tweetée de toutes les photos du mouvement des retraites de 2023, dont Libé
fait sa Une ce vendredi matin 14 avril, semble d'abord irréelle. Cette mer de casques, à perte de vue, cette ligne de boucliers : on dirait les flics des photos de Midjourney.
Ils sont trop beaux, trop luisants, trop parfaits, ces casques bleus. Ils font fake. On a vu passer ces derniers jours sur les réseaux sociaux des photos similaires de Macron, de Trump, illustrant les possibilités de fabrication de photos par intelligence artificielle (IA). Pourquoi celle-ci serait-elle plus vraie ?
C'est pourtant bien une vraie
photo, d'un vrai
photographe, Stéphane Mahé, d'une vraie
agence, Reuters, puisque désormais c'est l'existence d'une signature humaine, et elle seule, qui permettra de discerner les vraies photos de vraies photographes, des photos IA. Et l'originale, prise donc lors de la douzième journée d'action du 13 avril contre la réforme des retraites, est plus impressionnante encore dans toute sa largeur que la photo recadrée par le journal pour épouser le format vertical de sa Une.
À perte de vue, donc. Et au fond, dans la ligne de fuite, inaccessible, comme un point qui tangue sur l'horizon, le porche minuscule du Conseil constitutionnel, aréopage de vieillards présumés "Sages" qui le lendemain délivrera son verdict, censurera, ou non, ou alors à moitié, et fera l'Histoire.
Aucun affrontement, aucune violence, aucun manifestant dans le cadre. On ne sait même pas si la manif' passe à cet instant-là, ni à quelle distance. Mais hors cadre, c'est une autre histoire. La scène trahit en creux l'attente, la tension, la colère, l'imprévisibilité d'un pays entier. Et surtout, la terreur du pouvoir.
Pourquoi celle-là, davantage que mille autres photos de la police en action depuis trois mois ? Le surplomb du photographe, bien entendu, qui permet de restituer le dispositif gendarmesque dans toute sa profondeur absurde (imagine-t-on une manif' capable d'enfoncer cinq lignes de gendarmes ?).
Mais surtout, cette photo nous parle d'ailleurs. Elle nous révèle la manière dont le monde nous voit, après moult alertes d'instances et d'organisations internationales sur la brutalité de notre police, qui nous parviennent toujours assourdies. Elle nous positionne brutalement comme si nous regardions, effaré·es, compatissant·es, un pays étranger en perdition, que seule la sécurité illusoire de la police protégerait de la révolution, ou de la dictature – à moins que la dictature, en fait, ne soit déjà installée. Chili 73 ou Venezuela 2019, Amérique du Sud en tous cas, elle nous raconte l'histoire, telle que racontée depuis un pays étranger, un pays démocratique, d'où l'on contemplerait un régime en train de sombrer dans l'autoritarisme et le chaos, à l'instant même qui précède le naufrage.