Laurence Ferrari, journaliste devenue Bolloréac (2007-2021)

Sherlock Com' - - Plateau télé - 75 commentaires

Elle aurait pu passer une bonne semaine. Promue à la tête d'une grande session d’information sur Europe 1 à la rentrée prochaine, Laurence Ferrari cumulera désormais plus de trois heures d’antenne quotidienne sur CNews et sur la station de radio que Bolloré est en train de récupérer. Une promotion qui confirme son statut de tête d'affiche des médias Bolloréac, son émission Punchline permettant à la chaîne d'info en continu d’être leader de 17 h à 19 h. Belle consécration. Seulement voilà, Libé a un peu gâché la fête en expliquant que l'ex-présentatrice du 20 h de TF1 officiait sur une chaîne "qui fait le lit de l'extrême droite". Si la question de la ligne éditoriale de CNews n'a plus aucun secret pour les abonné.e.s d'ASI, il y a bien un mystère Ferrari. En remontant dans les archives télés de ces quatorze dernières années, on a tenté de retracer l'itinéraire d'une journaliste qui a viré à droite.

S'intéresser à Laurence Ferrari, c'est forcément plonger, un peu, dans le grand cirque de CNews. Avec son lot de débats très variés (il suffit juste de lire les bandeaux).

Et ça marche  : 1ère chaîne info sur les "4 ans et +" !

S'intéresser à Laurence Ferrari, c'est aussi jeter un œil sur ses interviews du matin… Et le matin, Ferrari, elle a un petit sujet qui la chatouille. Elle commence souvent ses interviews par le même thème…

Le 26 mai par exemple : "Comment arrêter le cercle infernal des violences urbaines gratuites qui frappent tous les jours dans notre pays ?", demande d'entrée la journaliste à Frédéric Péchenard, vice-président de la région Île-de-France.

Deux jours plus tard, à Dupont-Aignan, elle embraye l'interview sur un fait divers : "Deux individus ont été interpellés hier, après la violente agression d’un maire à Ouges (...) C'est la violence gratuite, c'est la chronique d’une violence quotidienne dans notre pays aujourd'hui ?"

Le 3 juin, face à Renaud Muselier, rebelote : "On va parler de cette série d'agressions violentes qui se sont déroulées au cours des derniers jours, des dernières semaines (...) Qu'est-ce que vous proposez, vous, pour endiguer cette montée de violence que l'on note sur l’ensemble du territoire français ?"

Mais attention, Ferrari tente tout de même de s’adapter à son interlocuteur. Le 4 juin,  le ministre des Transports, Jean-Baptiste Djebbari, a le droit à une question sur la violence… dans les transports : "L'insécurité est au cœur des préoccupations des Français. (...) Qu'est-ce qu’il faudrait améliorer pour que la sécurité des Français soit assurée, quel que soit le moyen de transport qu'ils prennent ?"

Face à Jean-Michel Blanquer, quatre jours plus tard, le ministre de l'Éducation nationale est interrogé sur… Oui, vous avez compris le principe : "Un mot de la violence dans notre société (...) Est-ce que cette violence impacte l’école et comment, au sein de l'école, vous essayez, avec les enseignants, de restaurer l'autorité républicaine ?"

À l'école, dans les transports, sur l'ensemble du territoire, la violence est partout. Et ça marche encore :

De la violence partout donc, mais surtout pas chez les policiers. Le 16 juin, quand le député LFI, Adrien Quatennens, évoque le sujet, Ferrari s'étrangle : "De la violence policière systémique ? Dire de «certains policiers» ça serait moins caricatural et moins essentialisé..."

Oups, la boulette. Le député LFI n'aurait pas dû lancer Ferrari sur les violences policières. Car sur ce sujet, elle démarre au quart de tour comme l’a noté un twittos qui n'en revient toujours pas de la déferlante des remarques de la journaliste : "Quand les policiers font leur travail et font respecter la loi, ils sont dans leur droit" ; "À chaque fois l'IGPN est saisie, vous le savez. Des sanctions et des mesures sont prises" ; "Les policiers sont les fonctionnaires les plus sanctionnés dans notre pays, vous le savez" ; "L'IGPN mène ses investigations, fait ses enquêtes et prend des sanctions. Je ne peux pas vous laisser dire ça Monsieur Quatennens". Et quand ce dernier évoque la faiblesse du nombre de condamnations, elle le coupe aussitôt : "Vous n'avez pas de chiffre à m'opposer." (Bah si, ils sont là par exemple).

Obsession de l'insécurité, minimisation des violences policières : pas de doute, Laurence Ferrari est bien sur CNews, la chaîne dont la ligne éditoriale n'a plus de secret pour les abonné.e.s d'ASI.

Promue à la rentrée sur Europe 1 grâce à la reprise en main de la station par Bolloré, la journaliste Bolloréac-compatible n'hésite pas à défendre son groupe lorsque celui-ci est accusé de rouler pour l'extrême droite...

Mais qu'est-il arrivé à Laurence Ferrari ? Celle qui déclarait, en 2011, lorsqu'elle officiait sur TF1, qu'il n'était "pas question d'inviter Marine Le Pen à tout bout de champ, pour faire de l'audience et, au passage, le lit du FN !"

Le lit du FN ? Parlons-en justement...

Le Pen, Ferrari et la "France orange mécanique"

Le 1er juin dernier, la journaliste recevait Marine Le Pen lors d’un échange assez déroutant. Installez-vous confortablement dans votre canap' les gauchos, ça va décoiffer.

Première question : "Nous sommes dans un contexte de sécurité très tendu. Agressions contre les forces de l’ordre, passage à l'acte de déséquilibrés, violence acharnée entre bandes de jeunes, contre des livreurs, contre des femmes, encore et toujours. La sortie du confinement et de la pandémie ressemble à un véritable chaos. Qu'est-ce que vous proposez pour endiguer cette montée de la violence ? Est-ce que nous sommes dans une France orange mécanique ?"

Vient ensuite la question des moyens : "Ce que propose le gouvernement ne suffit pas, en termes de moyens, d'effectifs, de matériel, en direction de la police ?"

Puis Ferrari déroule. D’abord sur l'autorité : "C'est l'affaiblissement de l'autorité de l'État qui est en cause ? Comment la rétablir ? Ce ne sera pas fait d’un coup de baguette magique évidemment."

Un affaiblissement de l'autorité liée aux décisions de justice qui ne seraient plus appliquées selon Le Pen ? Ferrari "sait pourquoi". "Parce qu'il n'y a pas de place de prison. Certains tribunaux, à 10 h du matin, il n'y a plus de place en prison. Donc à 10 h du matin, les juges savent qu'ils ne pourront plus incarcérer qui que ce soit."

Une surpopulation carcérale dont la seule issue serait… de construire de nouvelles prisons. Mais c’est pas facile comme l'explique Ferrari : "On sait qu'il y a une forte inertie pour la construction de ces prisons, il faut deux, trois, voire quatre ans, avant qu'elles ne sortent de terre à partir du moment où elles sont initiées. Comment ferez-vous pour que ça aille plus vite, si vous accédez au pouvoir ?"

Difficile pour Marine Le Pen de contredire Ferrari : "Vous avez raison, il faut probablement adapter un certain nombre de procédures d'urbanisme pour faciliter la construction rapide de prisons."

Au cours de l'entretien, Ferrari glisse même quelques idées à la présidente du RN. Par exemple, sur la délinquance des mineurs : "Sur les centres d'éducation fermée, il y en a très peu en France, pas assez. Vous proposez, je crois, d'en doubler le nombre. Passer de 51 à une centaine, mais est-ce que ça fonctionne ? On voit bien que la réponse ne fonctionne pas, les jeunes fuguent très souvent de ce type de centre. Est-ce que vous ne proposez pas des centres de redressement ? Certains émettent cette idée."

Et la justice ! Que dire de la justice ? Trop laxiste ? Écoutez bien cette relance de Ferrari : "Comment vous obligerez les juges à faire ce que vous dites ? Parce que tout est dans le code pénal aujourd'hui. En fait, il n'y a pas besoin de rajouter des lois, il n'y a pas besoin de faire de nouvelles réformes. La vérité, encore une fois, c'est que les juges n'appliquent pas ce qu’il y a dans le code pénal parce que la peine est individualisée dans notre pays."

Lunaire. Même Le Pen se sent obligée de recadrer Ferrari en nuançant son propos : "Je globaliserais moins que vous", lui répond la présidente du RN qui évoque la difficulté des juges qui ont trop de dossiers à gérer.

Reste la question de l’immigration. Lorsque Ferrari évoque le sujet pour la première fois, ça semble être pour contredire la présidente du RN : "Toute la délinquance dans notre pays est due à l’immigration pour vous ? Ce n'est pas ce que montrent les chiffres, 80% des auteurs d'homicide sont Français."

Tiens, un début d'interview contradictoire. Mais ça ne va pas durer longtemps. Car Le Pen va aussitôt balancer un chiffre sorti de nulle part : "Pas toute la délinquance, mais je pense qu'on peut dire, sans trop se tromper, qu'en moyenne, 80 à 90 % de la délinquance de rue est le fait d'étrangers ou de gens d'origine étrangère. C’est un fait."

Un chiffre repris quelques minutes plus tard en bandeau :

Ferrari ne bouge pas. Au contraire, elle relance sur les étrangers : "Gérald Darmanin a annoncé que 20 000 titres de séjour ont été soit refusés, soit retirés à des étrangers ayant commis des crimes et délits sur notre sol. C'est un bon pas en avant ?"

Le Pen, en roue libre, balance un nouveau chiffre : "La réalité, c’est que nous accueillons, à divers titres, dans notre pays, près de 500 000 personnes par an. Tous ces gens qui arrivent, où sont-ils logés ? Comment sont-ils soignés ? Est-ce qu'on construit, chaque année, des hôpitaux ? Est-ce qu'on construit des écoles ? Non, on en ferme. On ferme des lits d'hôpitaux, on ferme des écoles, donc on se met dans la situation d’être saturés (...) On voit bien que ça ne peut pas tenir."

Et Ferrari d’abonder dans ce sens : "C'est notamment vrai pour la délinquance des mineurs et les services de l'aide sociale à l'enfance qui sont totalement débordés."

Bref, pour Marine Le Pen, c’est open bar. Qu’importe les chiffres. La délinquance de rue des étrangers ? On n'a retrouvé nulle part ce chiffre de 80 % à 90 % (si les derniers chiffres du ministère de l'Intérieur vous intéressent, c'est ici). Les statistiques sur l’insécurité, c'est un vrai serpent de mer pour la presse. En fonction des critères retenus, on peut démontrer tout et son contraire (lisez par exemple ce récent article de Slate assez bien documenté, il montre que "ce qui explose aujourd'hui, c'est moins la violence que les images de la violence").

Quant au chiffre de 500 000 personnes entrant sur le territoire, Ferrari, 35 ans de journalisme, a oublié de rappeler le principe du solde migratoire, comme s'il n’y avait que des entrées et pas de sorties du territoire (en 2020, le solde migratoire est de + 87 000 personnes d'après l’INSEE).

Délinquance, immigration, l'absence de contradiction de Ferrari face à Le Pen détonne. Une séquence d'autant plus déroutante que Ferrari n’a pas toujours été aussi complaisante dans sa carrière.

2017, 2011, 2007…

En quatorze ans, Laurence Ferrari a reçu Marine Le Pen au moins trois fois sur C8, TF1 et Canal+. Trois interviews, trois ambiances bien différentes de l’interview de 2021. Car si la France de 2007 ou de 2017 n'est pas celle de 2021, force est de constater que les obsessions de Le Pen étaient identiques (délinquance et immigration) et les questionnements de Ferrari très différents d'aujourd'hui.

En 2017 par exemple, sur C8, il n'est nullement question d'insécurité. On est plutôt sur des questions économiques.

Il y a bien une question sur les étrangers, mais c'est pour évoquer leur stigmatisation : "Dans votre programme, il y a aussi l’expulsion automatique des gens en situation irrégulière, même s'ils ont des enfants nés en France. Il y a un certain nombre de mesures qui font peur aux musulmans."

Une question posée avec en arrière plan "La menace Le Pen".

En 2011, sur TF1, même constat. Le Pen est interrogée sur les questions économiques…

Et quand il s'agit d'aborder la question de l’immigration, Ferrari tente de coincer Le Pen sur les nécessités économiques : "Vous êtes contre le principe de l'immigration choisie. Comment est-ce que vous pensez pouvoir revaloriser les métiers dont les Français ne veulent pas ?" Elle lui apporte la contradiction sur le coût de l’immigration : "Les immigrés nous coûtent effectivement, mais ils nous rapportent, en terme d’impôt, en terme de CSG, d’impôts locaux et de cotisations sociales. Le ratio est positif d’ailleurs."

En 2007, dans Dimanche+, pour Laurence Ferrari, "la préférence nationale" est un "facteur de discrimination" et l'expulsion des clandestins pose des questions éthiques. 

En 2021, "20 000 titres de séjour refusés", c’est un "pas en avant". Quatorze ans plus tôt, Ferrari se sentait davantage concernée par le sort des enfants de clandestins : "Pour les clandestins qui sont déjà en France, comment on fait ? On les expulse, on va dans les écoles" ; "Comment on fait pour les clandestins qui sont en France, dont les enfants sont scolarisés dans les classes avec nos enfants ?" ; "Vous ne voulez pas répondre à ma question ?" ; "Dans l'école de vos enfants, il n'y en a pas des enfants qui sont comme ça ?"

Oui, c'est ainsi. Regarder les interviews de Laurence Ferrari face à Marine Le Pen entre 2007 et 2021, c'est revoir en accéléré la droitisation du débat public, la lepénisation des esprits sur les questions de délinquance et d'immigration. N'en déplaise à la journaliste, pour qui qualifier CNews de chaîne d'extrême droite est une "insulte pour toute une rédaction", le choix de ses questions, son obsession de l'insécurité, ses absences de relance induisent un parti pris qui colle parfaitement à la ligne éditoriale de CNews et à la future ligne éditoriale d’Europe 1. Cest sans doute d'ailleurs pour ça qu’elle a été promue.

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