Retraites : BFMTV et CNews au chevet des milliardaires

Sherlock Com' - - Plateau télé - 42 commentaires

C'est très sensible un milliardaire. Il a suffi de deux ou trois petites phrases dans le cadre du débat sur la réforme des retraites, et c'est toute la cavalerie qui a déboulé sur les antennes. Depuis deux semaines, journalistes et éditorialistes de BFMTV, RMC et CNews s'agitent pour venir en aide à ces pauvres milliardaires si injustement critiqués. Avec des plaidoiries de haute volée, et des réflexions quasi philosophiques : "Est-ce que les pauvres sont plus heureux, quand les riches sont moins heureux?" Diantre ! On veut connaître la réponse…

Avec le débat sur la réforme des retraites et le report de l'âge légal à 64 ans, toute une série d'interrogations pourrait émerger sur les plateaux télé : le problème du partage des richesses et la baisse de la part des salaires dans le PIB par rapport aux revenus du capital, les doutes sur l'efficacité des exonérations sociales qui assèchent les comptes, l'accélération de l'enrichissement des plus riches en France (si bien documentée, ici et ), le rôle des fonds de pension qui s'attendent à être les vrais gagnants de cette réforme. Bref, des questions finalement assez pointues mais qui sont balayées par…

Oh bah dis-donc, les revoilà !

On imagine qu'au sein de la rédaction de BFMTV, on a estimé que c'était indispensable de connaître l'avis d'un élu local de Seine-et-Marne sur ce projet de réforme. Un avis sur le partage des richesses donc ? "Toutes les fois où on a augmenté les impôts, on a eu des fuites massives d'entreprises, de délocalisation des sièges sociaux. […] On n'est plus du temps de Karl Marx, des Bolcheviks du début 20e siècle."

Faut pas le chercher sur les milliardaires Copé, ça l'énerve. Or, ces dernières semaines, dans le cadre du débat sur la réforme des retraites, ces fameux milliardaires ont été pris pour cible à plusieurs reprises (avec la suggestion d'une taxe à 70 %, via les déclarations de Marine Tondelier d'EELV qui souhaite une "France sans milliardaires", ou celles de Mélenchon pour qui l'accumulation d'argent est"immorale"). De quoi faire sortir du bois le maire de Meaux, mais pas que.

Sauvons les riches !

Depuis deux semaines, dès que le mot "milliardaire" est prononcé sur les chaînes de Bolloré (CNews) et Drahi (BFMTV, RMC), un consensus se dégage immédiatement : pas touche aux riches.  Et la particularité de ces snipers, c'est que ce sont tous des éditorialistes Apeuprès.  On les reconnaît facilement : on sent qu'ils ont épluché tous les rapports du COR, toutes les études de l'Insee, de l'OCDE mais, pas de bol, ils ont oublié leur fiche en allant sur le plateau. Du coup, à l'antenne, quand ils veulent démontrer l'utilité des milliardaires, c'est assez flou.

Exemple avec Georges Fenech-Apeuprès :  "En France, on a un problème avec la réussite, on a un problème avec l'argent […] Moi je suis très fier quand on a un Bernard Arnault première fortune mondiale. Je crois beaucoup à la théorie du ruissellement."

S'il avait eu ses notes, il se serait rappelé qu'une étude avait démontré que depuis 2017, le ruissellement n'a jamais eu lieu

Même problème avec Dominique Jamet-Apeuprès (CNews), perdu dans le brouillard : "Est-ce que les pauvres sont plus heureux quand les riches sont moins nombreux, quand les riches sont moins heureux, ou quand il n'y a plus de riches ?" C'est sûr, il va nous sortir une étude de l'OCDE hyper précise. Réponse : "L'expérience montre que ce n'est pas forcément le cas." 

Sur RMC Story, Estelle Denis est également entourée d'éditorialistes Apeuprès. Prenez Laurent Dandrieu, rédacteur en chef culture à Valeurs actuelles. Pour lui, "cette idée de surtaxer les riches, ce n'est pas une idée, c'est un truc qui a été expérimenté des millions de fois, ça a échoué partout". Des millions de fois ? Oui, "les pauvres ne seront pas moins pauvres parce que t'as surtaxé les riches, ça ne marche pas, ça ne se vérifie jamais nulle part. .

Un phénomène ce Dandrieu. Quand il ne balance pas des arguments flous, il tente des comparaisons perchées. Le prix Nobel d'économie, Joseph Stiglitz, suggère de taxer les plus riches à hauteur de 70 % ? L'éditorialiste de RMC part direct en fusée : "Je peux dire aussi que pour lutter contre le réchauffement de la planète, il faut qu'on aille tous s'installer sur la planète Mars, je peux le dire aussi. Il y a des tas de prix Nobel qui disent que Stiglitz dit n'importe quoi."

Après tout, pourquoi argumenter ? Rêvons plutôt avec Gabrielle Cluzel, directrice de la rédaction de Boulevard Voltaire sur CNews :"Pourquoi les enfants n'auraient pas le droit de rêver à être milliardaire un jour ? Pourquoi pas, si en plus, ils sont généreux ? Je suis frappé par la façon que la Nupes a de tuer les rêves dans l'œuf."

Aidons Bernard !

En réalité, ce qui irrite le plus ces éditorialistes, ce sont les attaques contre l'homme le plus riche du monde, Bernard Arnault. Quand Mélenchon cible Arnault, "la pire des offenses" car "accumuler de l'argent est immoral", la chasse est ouverte.

Onfray, "philosophe" sur CNews : "C'est une sottise complète de croire qu'il y a des espèces de vases communicants et si on appauvrit un riche, on enrichira un pauvre." Et si on appauvrit un pauvre, est-ce qu'on enrichira un riche ? Vaste sujet. Onfray enchaîne : "Aujourd'hui, on nous ressort les piques, on nous ressort les guillotines, on nous ressort les Robespierre et on voudrait aujourd'hui décapiter les milliardaires, ce qui n'est évidemment pas une bonne solution."

Un autre est du même avis qu'Onfray, c'est Jean Viard, dont le CV ne peut tenir que sur des bandeaux en 16/9 : "Sociologue, politologue et directeur de recherches CNRS au Cevipof." Faut au moins avoir ce bagage pour dire ce qui suit : "On a coupé des têtes plusieurs fois dans ce pays. Quel pays qui a massacré ses élites s’est développé ? Aucun !"

De toute façon, le vrai problème, c'est pas Bernard, c'est l'autre riche, selon Jean Messiha, l'éditorialiste d'extrême droite : "Ce n'est pas Jean-Luc Mélenchon qui déclare le plus gros patrimoine des hommes politiques au moment de la présidentielle ? Il a fait don de son patrimoine à quelle association humanitaire pour devenir pauvre puisque c'est ça qu'il cherche ? Pourquoi il ne s'appauvrit pas en donnant tout ce qu'il possède à une association qui gère des migrants par exemple pour être en adéquation avec sa logique ?"

Sur CNews, il n'y a pas que les éditorialistes qui donnent leur avis sur la question. Il y a aussi les journalistes de plateau, censés animer les débats. 

Exemple avec Eliot Deval qui s'est lancé dans un vibrant plaidoyer pour défendre l'homme le plus riche du monde (alors qu'on lui demandait juste de poser des questions) : "Bernard Arnault, qu'est-ce qu'il a fait par exemple ? Il a donné 200 millions d'euros pour la reconstruction de Notre-Dame, c'est pas rien." 

Autre exemple du journaliste, qui a enquêté auprès de la DRH de Bernard : "Un employé chez LVMH gagne en moyenne 52 000 euros par an, sans les primes, sans la participation, sans l'intéressement qui est de 9 000 euros par an et par salarié, ce n'est pas rien ! Voilà ce qu'a pu faire Bernard Arnault et je pense n'avoir donné que le centième de son parcours."

On dit quand même merci à Bernard…

Tout est bon pour aider Bernard, lequel fascine toujours autant la presse (LVMH étant l'un des plus gros annonceurs).

Mais la séquence de soutien la plus déroutante de ces derniers jours est à porter à l'actif des deux journalistes de BFMTV (également animateurs des Grandes gueules sur RMC) Alain Marschall et Olivier Truchot. Accrochez-vous les pauvres, ça va secouer.

Ce mercredi 1er février, à 17 h 30, il est question de la taxation des plus riches, et notamment de Bernard Arnault avec cette question toute en finesse : "Arnault peut-il sauver la retraite à 62 ans ?" Réponse de l'éditorialiste maison, Emmanuel Lechypre…

Ce jour-là, à côté de Lechypre, BFMTV reçoit la députée LFI Danièle Obono. Pendant de longues minutes, Marschall et  Truchot vont insister pour que la députée… remercie Bernard Arnault.

Premières salves de Truchot : "Vous aimez Bernard Arnault, Danielle Obono ?" ; "Vous aimez la peinture ?" ; "Est-ce que vous allez au musée?" ; "Est-ce que vous aimez la peinture ?"

Obono, intriguée, attend la suite : "Le musée d'Orsay par exemple, vous y allez ?, demande Truchot. Parce que regardez simplement ces images… cette toile qu'on va découvrir à l'antenne, cette toile de Caillebotte, estimée je crois à 43 millions d'euros, vous savez comment le musée d'Orsay se l'est procurée ?"

"J'imagine que c'est en dépendant beaucoup plus du mécénat que du financement public, mais ça, c'est un choix de politique publique", répond Obono.

Marshall prend alors le relais : "Le musée d'Orsay ne pouvait pas s'offrir la toile de Caillebotte vu son estimation, parce qu'ils sont limités dans les achats qu'ils peuvent faire d'œuvres et qui a comblé ? Qui a permis l'achat ? Bernard Arnault. C'est LVMH." Et le journaliste de relancer Obono sur la question qui l'obsède : "Est-ce qu'on peut dire merci à Bernard Arnault pour ce chef-d'œuvre qui arrive au musée d'Orsay ?" […] "Est-ce que vous pouvez dire merci Bernard Arnault ?"

Obono, qui rappelons-le est députée et n'a pas 8 ans, réplique en disant que "ce n'est pas la question". Mais Marshall insiste : "Vous auriez préféré que les Français payent 43 millions d'euros ?" ; "Là, il offre 43 millions d'euros pour une toile au musée d'Orsay" ; "Vous irez quand même voir cette toile au musée d'Orsay ?"

Médusée, Obono tente de répondre sur le financement de la culture. Mais Marshall persiste sur le même ton : "Ça vous poserait un problème d'y aller à la fondation LVMH ? C'est pour voir jusqu'où va votre raisonnement concernant M. Arnault et LVMH" ; "Est-ce que vous irez dépenser un billet à la fondation LVMH ?" Encore un peu, et ils vont lui filer un code promo et une peluche (à condition de dire merci évidemment).

A la fin de cette séquence sidérante, Lechypre enfonce le clou en s'adressant à Obono, qui n'a pas voulu remercier Bernard : "Je vous souhaite une chose, c'est d'avoir un membre de votre famille qui soit salarié chez LVMH et je peux vous dire qu'une fois qu'il sera salarié chez LVMH, eh bien vous lui direz merci parce qu'il n'y a pas beaucoup d'entreprises dans lesquelles les salariés sont mieux traités que chez LVMH."

Obono n'a pas remercié Bernard. En revanche, Bernard peut remercier Marshall, Truchot et Lechypre qui ont trouvé le moyen d'oublier de préciser que sur les 43 millions d'euros dépensés par LVMH pour cette toile, la société va bénéficier d'une exonération fiscale de… 90 %. Selon un rapport de la cour des comptes de 2018, ce mécénat culturel représente"un manque à gagner pour l'État de 900 millions d'euros par an." Bernard, on ne dit pas merci ?

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