Salamé-Dechavanne, l'étrange duo de "Quelle époque !"

Sherlock Com' - - Médias traditionnels - Plateau télé - 36 commentaires

Quand il était sur TF1 dans les années 1990, il tendait le micro à toutes sortes d'animaux (un cochon, une otarie ou un éléphant). Désormais, il pose ses questions à François Hollande, Gabriel Attal ou encore Rachida Dati. Oui, Christophe Dechavanne est de retour. Et figurez-vous que ce retour inattendu, on le doit à Léa Salamé : celle qui a repris les commandes du "talk-show" du samedi soir sur France 2, sans Laurent Ruquier, a elle-même choisi l'ancien animateur de TF1 pour l'épauler. C'est vrai qu'après Hanouna, on n'attendait plus que lui pour interviewer des politiques. Baptisé "Quelle époque !", ce programme "se veut spectaculaire, drôle et festif". Yeah !

Générique !

Mais qu'est-ce qui se passe ? Après Bataille et Fontaine, Nikos et la Star Ac', voilà que lui aussi fait son retour…

Lui ? C'est Christophe Dechavanne. Pour les plus jeunes d'entre vous, France 2 a eu la bonne idée, pour la première émission, de faire un montage de ses exploits d'antan…

Il y a aussi le singe, l'éléphant, le taureau… Bref, on savait se marrer à l'époque…

Et en 2022…

Après 16 années de règne de Laurent Ruquier, Léa Salamé a repris les commandes du "talk-show" du samedi soir de France 2. Et en tant que coproductrice, elle a eu la curieuse idée de faire appel à Christophe Dechavanne pour l'épauler dans un programme que la chaîne présente comme "spectaculaire, drôle et festif".

Et dans la catégorie "drôle et festif", comme invité, on retrouve les habitués du samedi soir, comme par exemple… Franz-Olivier Giesbert.

Comme du temps d'Ardisson (1998-2006) et de Ruquier (2006-2022).

Ou Caroline Fourest…

Comme chez Ardisson et Ruquier...

Les mêmes éditorialistes depuis vingt ans ? Ce n'est pas très étonnant, car celle qui a repris le flambeau s'inscrit dans la tradition de ses prédécesseurs : "Jeune, j'ai adoré les émissions de Thierry Ardisson, a expliqué Salamé avant la première. Plus tard, j'ai aimé celles de Laurent Ruquier, où j'ai d'ailleurs eu la chance d'être coprésentatrice dans On est en direct l'année dernière. Les deux hommes ayant occupé cette place avant moi étaient des bêtes de télévision, alors j'y vais humblement, sans prétention, en essayant de marcher dans leurs pas".

Et pour marcher dans leurs pas, celle qui était surtout connue pour ses interviews politiques à la télé ou dans la matinale de France inter, a décidé de se détendre. Dit autrement par l'intéressée: "Serai-je capable de me déboutonner un peu, par rapport à la veste plus statutaire d'une émission politique ?" 

Verdict ? Dès le générique, Salamé se mue en rock-star saluant la foule en délire… 

"Comment il va le public ce soir ? En forme ? Ahhhhh ! On a de tous les âges, c'est cool ce soir ! Bonsoir à tous, j'espère que vous allez bien."

Et du cool, y'en a pendant toute l'émission. Elle se marre tout le temps…

Et elle n'est pas la seule…

Un remix d'Ardisson et de Ruquier

Dans "Quelle époque!", Salamé a tenté de garder les ingrédients de ses prédécesseurs.

De chez Ruquier, elle a repris la séquence humoristique de Philippe Caverivière (déjà là l'année dernière).

Chez Ardisson, elle a repris le principe du sniper qui intervient à tout moment pour balancer une vanne. 

Tout comme Ardisson, elle s'amuse avec des interviews thématiques à la fin de l'entretien. Pour Cymès, ce sera une interview vaccin ("Est-ce que vous avez trouvé le vaccin contre la grosse tête ?"), pour Patrick Timsit, une interview osée ("Qu'est-ce que vous n'avez jamais osé dire à votre mère ?").

Et le "sucer, c'est tromper" cher à Ardisson ? La question n'est plus posée aux politiques (Rocard, paix à son âme), mais il y a bien une séquence cul baptisée "Sex club", reléguée en fin d'émission. 

Avec par exemple cette épineuse question, posée par une téléspectatrice, et qui s'adresse aux hommes : "Est-ce que vous avez tendance à être fatigué après l'éjaculation et à vous endormir au bout de 30 secondes ?"

Tout le monde en parle (sur les réseaux sociaux)

Si Ardisson espérait qu'on parle de son émission à la machine à café le lundi matin dans les années 1990 (d'où le titre, Tout le monde en parle), c'est sur les réseaux sociaux que ça se passe aujourd'hui. Dans son communiqué de rentrée, France 2 explique que l'émission est un "lieu de rencontres entre les personnalités qui marquent l'actualité culturelle, sociétale, politique ou médiatique, dans la vie réelle comme sur les réseaux sociaux."

Ah, les réseaux sociaux ! C'est un peu l'obsession de l'émission. Voilà pourquoi on retrouve des invités qu'on ne voyait pas avant le samedi soir sur France 2.

Comme par exemple le prêtre Matthieu, véritable star sur TikTok...

Ou alors Tibo InShape, le youtubeur testostérone bien connu des abonné·es pour avoir été un "agent de recrutement de l'armée française, de la police, de la gendarmerie et de la pénitentiaire".

Ou encore Magali Berdah, femme d'affaires et influenceuse qui voulait influencer les jeunes électeurs pendant la campagne présidentielle.

Influenceur, youtubeur, tiktokeur, c'est ça l'époque. Sauf que Salamé et Dechavanne ont quand même un petit problème avec ces plateformes. Tout est de la faute des réseaux sociaux, comme ils le répètent souvent au cours de l'émission : "Vous savez que les réseaux sociaux vous attendent au tournant" (Salamé), "Je vais me faire allumer sans doute aussi par les réseaux sociaux" (Dechavanne) ou encore "ça devient de plus en plus difficile de faire de l'humour à cause des réseaux sociaux" (Salamé).

Ça ne les empêche pas d'inciter régulièrement les téléspectateurs à commenter l'émission avec le hashtag #Quelleepoque.

Ça ne les empêche pas non plus d'organiser des débats caricaturaux, calibrés pour "faire réagir" sur les réseaux sociaux. 

"Un homme peut-il vraiment devenir une femme ?" C'est par exemple la question posée par Salamé dans l'émission du 15 octobre. Et pour en débattre, en plateau, la production n'a rien trouvé de mieux que d'inviter une militante anti-trans (Dora Moutot, connue de nos abonné·es) face à Marie Cau, la première maire transgenre.

Et devinez quoi ? Ça s'est très mal passé, Moutot niant l'existence même, en tant que femme, de Marie Cau. Une ambiance suffisamment électrique pour exciter les fameux "réseaux sociaux" et inciter Salamé et Dechavanne à inviter Caroline Fourest la semaine suivante pour dénoncer "les meutes numériques".

Avec Dechavanne, CNews est neutre

Mais ce qui fait la spécificité de cette émission, outre l'obsession des réseaux sociaux, c'est bien la présence inattendue de Christophe Dechavanne dont le statut d'"invité permanent" (c'est son titre officiel) n'a pas d'équivalent. Ni chroniqueur, ni coanimateur, il intervient tout le temps, sur tout, laissant parfois peu de place à Léa Salamé. Des interventions intempestives pas toujours bien préparées. Ce qui laisse souvent un boulevard aux invités.

Exemple ? Pour la première émission, Salamé et Dechavanne reçoivent la journaliste Laurence Ferrari, dont l'arrivée à la tête du service politique de Paris Match a suscité quelques remous. Un symbole de plus de la mainmise de Bolloré sur les ex-médias Lagardère ? Face à elle, Dechavanne tente deux questions avant de rapidement capituler…

Dechavanne : "On a le sentiment, quand on vous regarde, quand on vous voit et qu'on vous entend beaucoup, que vous recevez beaucoup de gens de la droite, de la droite-droite, voire de l'extrême droite."

Ferrari : "Comme vendredi matin, Manuel Bompard, de la France insoumise."

Dechavanne : "Ok. Mais si on faisait les comptes, sur la proportion, pardonnez-moi, c'est pas un procès…"

Ferrari : "Il y a un organisme qui s'appelle l'Arcom et qui veille au temps de parole à la seconde près."

Dechavanne : "Vraiment ? Vraiment ? Hors campagne ?"

Ferrari : "Hors campagne. Et je reçois autant de gens de gauche que de gens de droite, ça s'appelle l'équilibre politique."

Dechavanne : "C'est une bonne nouvelle".

Sans blague, c'est une bonne nouvelle d'apprendre que CNews tient vraiment à l'équilibre politique sur son antenne. Démontrer que CNews reçoit davantage d'invités classés à droite (lisez cet article de Libé ou celui du Monde) ou que Ferrari a effectué un virage à droite dans son questionnement, ce n'était pas d'une complexité ébouriffante. Mais ce n'est pas son métier à Dechavanne. Il le dit et le revendique d'ailleurs : il n'est pas journaliste.

Attal, Dati, Hollande : interview cire-pompe

S'il y a un exercice que Léa Salamé connaît bien, c'est l'interview politique.  Et pourtant, comme Dechavanne interroge également les invités politiques, sans qu'il y ait une répartition très claire de la parole entre lui et Salamé, tout est très décousu. Tellement décousu qu'en plein milieu des interviews, l'ancien animateur de TF1 aime à glisser quelques compliments aux invités.

À Gabriel Attal,  par exemple, il distribue les bons points ("Vous êtes très fort. Depuis tout à l'heure, c'est extraordinaire, à chaque fois qu'elle pose une question, vous avez une façon de répondre politique, vous êtes très fort. En vrai, si si, vous faites bien votre métier"). Salamé confirme: "C'est un très bon porte-parole."

Face à Rachida Dati, qui ne se présente pas aux élections internes de LR, Dechavanne exprime carrément ses regrets : "Entre les deux qui sont là, je me demande si je ne préfèrerai pas vous."

Un peu plus tard, re-cirage de pompe : "Si on me compare à Rachida Dati, je n'ai pas honte." Réplique de Salamé, mi-amusée, mi-spectatrice de sa propre interview : "Il se passe un truc. Je suis très mal à l'aise […] Christophe, soyez un peu plus dur quand même, c'est une interview politique là."

Mais le meilleur, c'est avec François Hollande. Alors qu'on ne lui a rien demandé, Dechavanne se met à défendre son quinquennat : "Monsieur le président, si vous le permettez. C'est très étonnant cette réputation que vous avez parce qu'en fait, quand on regarde votre quinquennat de près, vous le savez mieux que moi, vous en êtes content de votre quinquennat."

Salamé tente de reprendre la main"Mais Christophe, vous êtes fan ou quoi ? En général, quand on a un homme politique, on fait une interview avec du contradictoire."

Dechavanne n'en demandait pas tant pour se justifier : "Cet homme s'est fait siffler dans la rue, s'est fait railler, on l'a appelé de tous les noms. Et en fait, j'ai regardé de près. En fait, sous des dehors «Je monte en scooter» et j'ai des trucs un peu légers, il a fait des trucs absolument formidables. Il est considéré par des sondages, pardonnez-moi, comme l'un des moins bons présidents, mais son quinquennat est vraiment un très bon quinquennat […] Il a limité la dette. Il a réduit les déficits. Il a assaini les comptes sociaux."

Oui, dans "Quelle époque!", Dechavanne est souvent le meilleur avocat de l'invité.

"Juste dire un mot sur Roman Polanski"

La défense de celui qui est censé être cuisiné en interview prend parfois des tournures déroutantes. Comme ce samedi 18 octobre, où Emmanuelle Seigner est venue parler de son livre dans lequel elle prend la défense de son mari, Roman Polanski, accusé de viols et d'agression sexuelle.

Alors que Salamé mène une interview rigoureuse, n'écartant aucune question, Dechavanne prend la parole : "Il faut quand même dire, je vais me faire défoncer par les féministes, et Dieu sait que je suis du côté des femmes, et je crois les femmes. […] C'est difficile d'avoir un regard aujourd'hui sur une époque d'il y a 40 ans", explique l'ex-animateur de TF1. Oui, on ne peut pas vraiment comprendre Polanski.

D'ailleurs, Dechavanne aimerait faire une précision : "Juste dire un mot sur Roman Polanski, dont les parents ont été exécutés dans le ghetto de Cracovie, qui a eu une histoire épouvantable avec Sharon Tate qui était enceinte, il l'a retrouvée éventrée par une bande de fous dangereux. Je veux dire par là que je ne donne aucune excuse sur les agressions sexuelles sur des mineurs, néanmoins, cet homme a un passé lourdement chargé et quand aujourd'hui, quelqu'un est jugé, il y a évidemment toutes sortes d'expertise psychiatrique, etc. Et cette époque était terriblement permissive, voilà." Et voilà. Ou comment effacer une interview équilibrée, sur un fil, en moins de trois minutes.

Dechavanne et Salamé ? C'est l'histoire d'un duo improbable, où les rôles sont quasiment inversés : Salamé anime l'émission alors que c'est plutôt lui l'animateur, et Dechavanne s'impose dans les interviews, notamment avec les politiques, alors que c'est sa spécialité à elle. Quelle époque !, c'est finalement l'aboutissement d'une lente dégradation de la critique et du contradictoire à la télé. Dans On n'est pas couché, les artistes et les invités politiques redoutaient les chroniqueurs. Dans On est en direct, Ruquier avait supprimé les chroniqueurs et assurait lui-même l'interview politique en prenant toujours mille précautions avant de dégainer son pistolet à eau pour une question qui chatouille. 

Avec Quelle époque !, on franchit un nouveau stade : Dechavanne s'amuse avec Dati et encense Hollande, devant le regard amusé de Salamé. Tout glisse dans une certaine insouciance, on est là pour s'amuser, plus rien n'a vraiment d'importance (à part le problème des réseaux sociaux). Rarement une émission aura aussi bien porté son nom. Non mais vraiment, quelle époque…

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