Pour la Nupes, l'étrange victoire

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 256 commentaires

Quelle étrange victoire. Ils ne savent pas quoi en faire, à l'Élysée-Montmartre, à Paris, où je suis allé assister à la soirée électorale de la Nupes. Bien sûr, la joie éclate à chaque nom de dignitaire macronien battu, Castaner, Ferrand, Montchalin. Bien sûr, éclatent aussi les "Démission !" et les "violeur !" à l'annonce de la réélection du ministre des Solidarités Damien Abad, accusé de viols. Bien sûr, on relance la "ola" à chaque duplex de BFMTV avec la salle, bien sûr retentissent alors les "On est là, on est là, même si Macron il veut pas". Bien sûr, une foule trompeuse de journalistes est venue rendre compte du résultat de ces législatives, quasi-invisibles un mois durant dans ces mêmes médias, qui en découvrent aujourd'hui le résultat sidérant.

Bien sûr, dans notre bulle hyper-mobilisée, on savoure quand on arrive à les entendre sur l'écran géant les exhortations incohérentes de la macronie terrassée aux RN. Dupond-Moretti, toujours sur BFM, rappelant qu'il s'est toujours battu contre les valeurs du Front National, et interpellant dans la foulée le député européen RN Thierry Mariani : des votes communs, au cas par cas, sur des projets sécuritaires, pourquoi pas ? Bien sûr on se réjouit de l'impuissance à venir de Macron, qu'anticipent les bandeaux de BFMTV sur l'écran géant "une France ingouvernable pendant cinq ans", "Macron les mains liées". "C'est déjà une victoire qu'il n'y ait pas de vainqueur", me dit l'écrivain Laurent Binet (auteur de l'excellent HHhH).

Bien sûr, on applaudit Mélenchon.  Bien sûr, on voit s'éloigner la retraite à 65 ans. Bien sûr, même si on peine à se représenter intellectuellement le "bazar" (dixit Bayrou) sans précédent d'une Assemblée quasi-élue à la proportionnelle (et qui n'est après tout que le fonctionnement de nombre de démocraties modernes), on pressent bien qu'un danger immédiat s'éloigne. Bien sûr, on sent bien, oui, le "bazar" que vont produire les députés des luttes qui arrivent, les Alma Dufour, les Rachel Keke, les Aurélie Trouvé. Bien sûr, bien sûr, bien sûr.

Mais ce chiffre. Ce chiffre qu'on se murmure dès le début de la soirée, d'initié à initié, au fil des premières estimations, qui, elles, ne varieront pas. Ces 89 députés du RN qui ravissent de loin la première place dans l'opposition, hors coalition, aux 72 députés insoumis. Ce triomphe (politique, et... financier) qui ravit même ce soir à la Nupes la palme des sous-estimés des sondages (ils leur accordaient 35 sièges). Ce sentiment rageant que cette résurrection de la gauche est volée par cette autre victoire de l'ombre, sans aucun doute favorisée par le refus de la macronie d'appeler clairement au "barrage républicain", et autrement inquiétante. "On aura fait tout ce qu'on pouvait pour alerter" me dit Michael Fossel, auteur d'un livre, Récidive, sur l'année 1938, publié en 2018, en même temps que mon Berlin 1933.

Après sa traditionnelle prise de parole télévisée, encore relativement calibrée, Jean-Luc Mélenchon est sorti de la salle. Hors antenne, le non-candidat est sorti faire ses débuts officiels de Vieux Sage humaniste sur la montagne. Dix minutes de philosophie en roue libre devant la foule des jeunes militants qui n'ont pas eu le droit de pénétrer dans la salle. Dix minutes improvisées, à décourager toute prise de notes, sur les "picotements" de l'Histoire, quand elle vous passe "sur le bout des doigts",  dix minutes sur la naissance, thème qui a semblé l'obséder au cours de cette campagne, "quand vous arrivez, c'est en hurlant et le poing fermé, ça prouve bien qu'il y a un problème dès le départ", dix minutes pour dénoncer "tout un appareil destiné à vous faire fermer votre bouche", cette "machine à faire tenir les gens en place, bien secouée ce soir". Et sur lui aussi qui, à l'en croire, s'apprête à courir les chemins : "J'ai besoin de me réimprégner. J'ai été trop coupé de tout", loin de cette vie de chef de parti où "vous finissez par ne plus voir personne". Et puis tout de même, sur Macron : "Vous verrez, il finira par cirer les pompes de Madame Le Pen." L'humaniste a encore toutes ses dents.

PS : Il est temps aujourd'hui de faire le compte des élus / battus, parmi les candidats rencontrés dans mes reportages. Battues : Pauline Rapilly-Ferniot, Roxane Sirven, Aliénor Bosch de Moralès, Olivia Polski . Élu·es : Rachel Keke, Alma Dufour, Aurélie Trouvé, François Ruffin, Olivier Faure.


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