"Vous vous rendez compte ? Rachel à l'Assemblée !"

Daniel Schneidermann - - Initiales DS - 97 commentaires

Figure de la lutte des femmes de chambre de l’Ibis Batignolles, Rachel Keke est candidate Nupes

Sur les routes des législatives, étape numéro 4 : L'Haÿ-les-Roses, Val-de-Marne, région parisienne. La "guerrière" Rachel Keke, qui a mené victorieusement la lutte des femmes de chambre de l'hôtel Ibis Batignolles à Paris, est en campagne pour la Nupes. Daniel l'a suivie pendant son porte-à-porte.

L'HAŸ-LES-ROSES (94). 18 étages. Six portes par étage. Faites le calcul. Et dans la joie et la bonne humeur. "Racheeel !" appelle un équipier. Une porte vient de s'entrouvrir au bout du couloir. Rachel Keke pique un sprint. Vite, toucher au but avant que la porte ne se referme. "Et voici, notre candidaaate ! Vous vous rendez compte ? Rachel à l'Assemblée ! Une candidate comme on n'en a jamais eue !" proclame Djamel Arrouche, suppléant dans la circonscription voisine, en tendant le tract dans l'entrebâillement. "Vous la reconnaissez, sur la photo ?" Ici, la candidate Nupes de la 7ème circo du Val-de-Marne entre en jeu face à l'électeur potentiel. Deux mots surnagent du pitch : "Les 12 et 19 juin !" Et aussi : "On va faire de Macron un roi fainéant. On va arrêter d'être déçus", et surtout, sur le mode impératif rigolo : "Tu sors !" "Tu bouges !" "Maintenant, on secoue le cocotier !"

Je crois que je n'avais pas suivi de politique en campagne depuis Chirac en Corrèze, aux législatives de 1986. Ça ne me rajeunit pas. "Bonjour Monsieur" "Bonjour Madame" "Ah tu es bien mignonne, toi !" (main sur le crâne du bébé) : rien n'aurait donc changé ? Des portes. Encore des portes. Chaque étage de cette tour a son odeur, le parfum des dîners qui se mitonnent (dans une galaxie lointaine, une nouvelle première ministre vient d'être nommée, il paraît que c'est une techno de gauche, mais la nouvelle n'a pas encore atteint L'Haÿ-Les-Roses). Les portes dans un porte-à-porte, ces huîtres réticentes. D'abord entrebâillées. Puis un peu plus larges. 

"Je suis une guerrière"

Et parfois, quand tout va bien, grandes ouvertes sur de grands sourires, à la vue de la photo de Mélenchon sur le tract de campagne. "Oui oui, on ira". Mais le plus souvent, l'entrebâillement reste laconique : "Je ne vote pas". Pas de papiers ? Inscrit dans un autre bureau ?  L'abstentionnisme légendaire des législatives ? Pas le temps de s'appesantir. 18 étages. L'autre équipe, celle de la tour jumelle, doit déjà attendre en bas. Elle a eu moins de chance : les deux ascenseurs en panne, jusqu'au 31 mai au plus tôt. Ils sont montés à pied. Mais se sont arrêtés au 11e.

"Tu sors !" "Tu te bouges !" Je n'ai pas fait de moyenne, mais disons une minute trente par porte. Rachel Keke a l'habitude des tâches minutées. À l'hôtel Ibis Batignolles, où elle est encore gouvernante des femmes de ménage en attendant de disposer de ses vingt jours ouvrés de congé-candidature, c'est vingt minutes par chambre, pas une seconde de plus, linge sale, poubelles, toilettes, aspirateur, serpillière, draps de lit. Et c'est un grand acquis des 22 mois de lutte de Rachel Keke et ses collègues, victoire à la clé. Avant, c'était 17 minutes. Trois minutes qui changent tout. Elle a aussi obtenu une pointeuse pour les heures supplémentaires. Et 20 minutes de pause. Et 7,50 euros pour le déjeuner. "Je suis une guerrière", dit Rachel Keke.

C'est lors de cette grève que Rachel a rencontré Louise, qui assure ses relations presse. Journaliste-pigiste, Louise a raconté la grève, texte et photos, pour Basta. Et pour Louise, il y a du boulot. Quinze sollicitations de presse depuis le début de la campagne, pour venir voir sur le terrain la candidate femme de ménage, qui va faire entrer les "essentielles" à l'Assemblée. "Il faut trouver le juste équilibre entre les sollicitations presse et les électeurs", dit Sophie, mandataire financière de la campagne de Rachel. Je me fais tout petit. Je ne voudrais pas perturber la campagne.

"Pas besoin de diplôme pour être députée"

Pour ne rien arranger, la guerrière de la Nupes est sollicitée partout.  L'autre jour, au lancement de campagne de Sandrine Rousseau dans le 13e arrondissement de Paris, son nom a été acclamé. D'autant que Sophie de Ravinel, journaliste du Figaro, a estimé sur LCP que les Insoumis seraient bien avisés de dispenser une formation à "cette personne, qui peut être propulsée à l'Assemblée en juin prochain".

"Je suis désolée de ma maladresse, me dit Sophie de Ravinel. J'aurais dû formuler la même idée sans citer le nom d'une femme racisée. Mais le Parti communiste, dans les années 50, n'aurait jamais lâché ainsi dans la nature des candidats sans formation""L'Assemblée nationale doit être ouverte à tout le monde, réplique Sophie (la militante). Tout le monde vote ! Quelqu'un qui a le droit de vote, on lui accorde une intelligence, un discernement. On n'est pas dans une entreprise, on ne peut pas licencier les gens qui ne sont pas au niveau." Attention, prévient-elle, je vais être méchante : "Et Coralie Dubost, vous ne pensez pas qu'elle aurait dû faire aussi une petite formation ?" Dans le mille. La députée macroniste a été écartée des investitures pour s'être fait rembourser des dépenses d'habillement sur ses frais de parlementaire. 

"Et notre ancien député Jean-Jacques Bridey, qui se faisait rembourser deux fois ses notes de frais ?" Re-strikeMediapart avait en effet révélé que le parlementaire se faisait rembourser deux fois, par la mairie et par une société d'économie mixte, des dîners parfois tardifs, et parfois arrosés de grands crus. Et Rachel, qu'en pense-t-elle ? "On n'a pas besoin de diplôme pour être députée. Si cette journaliste ne le sait pas, qu'elle suive une formation". Tout de même, a-t-elle été blessée ? Rire.  "Pendant la grève,  des clients nous jetaient par la fenêtre de l'eau et des pommes". Retour au refrain : "Je suis une guerrière. Un soldat qui va en guerre, quand il revient, il n'a peur de rien."

Au bas de la tour, retour à la popolitique. Je crois capter au vol une sombre affaire de photo de la suppléante EELV omise dans un document de campagne. "Mais on en parlera plus tard, on n'est pas entre nous", coupe la suppléante, en me jetant un lourd regard. Promis, je n'en dirai pas un mot. On est en retard. À un poil de la ligne d'arrivée, Rachel s'est laissée massacrer sa moyenne par une vieille dame du premier étage, qui se félicite que l'immeuble soit plus calme depuis qu'on a chassé "certaines personnes", et exigé au moins un emploi dans un couple pour l'attribution d'un logement. On a cru comprendre que la vieille dame avait voté pour "celle qu'on n'a pas encore essayé". Comme hypnotisée, Rachel a esquivé le débat. L'exfiltration rapide des cas désespérés est un art premier chiraquien que ne maîtrise pas encore la non-professionnelle. Une petite formation, peut-être ? Je blague, bien sûr.

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