Alma Dufour, une activiste Nupes en Fabiusie
Daniel Schneidermann - - Initiales DS - 45 commentairesLa militante des Amis de la Terre appelée par les urnes en Seine-Maritime
La Fabiusie, c'est l'autre nom de la Seine-Maritime, une heure trente de Paris par l'A13. Sur les routes du "3e tour", Daniel Schneidermann y a suivi la parachutée Alma Dufour, qui découvre avec surprise les délices de la politique locale : retournements de veste, revirements, fidélités aveugles, trahisons, coups fourrés, calculs à trois bandes...
ELBEUF (76). Fut un temps où la vie d'Alma Dufour était simple. Dans les rangs des Amis de la Terre, elle combattait un méchant. Un vrai Méchant majuscule : Amazon. À coups de recours administratifs ou en s'enchaînant spectaculairement aux grilles des chantiers, elle remportait des victoires incontestables et sans bavures, faisant bloquer l'implantation de cinq entrepôts du géant américain (dont un, justement, ici, en Seine-Maritime). Loin de la politique politicienne, Alma Dufour, 32 ans, était ce qu'on appelle une "activiste". Et puis, urgence climatique commandant, elle s'est laissée attraper par l'appel des urnes. À peine démissionnaire des Amis de la Terre, elle se retrouvait au parlement de l'Union populaire, ce sas vers l'engagement insoumis. Et la voici aujourd'hui toquant aux portes de la quatrième circonscription de Seine-Maritime (aka
la banlieue de Rouen), ses tracts sous le bras, – "pardonnez-moi de vous déranger, je suis la candidate de Monsieur Mélenchon" –
à tenter d'expliquer le rapport entre la guerre en Ukraine et l'augmentation du prix de la litière pour chats.
Marseille sans le soleil
Si Alma Dufour porte l'étiquette Nupes, elle va néanmoins affronter au premier tour le maire socialiste d'Elbeuf, Djoudé Merabet, investi par la fédération socialiste locale, en infraction avec les accords nationaux. Car la Seine-Maritime, quoique seulement à une heure trente de Paris par l'autoroute A13, se moque des accords nationaux. Ce département normand est plus communément appelé par les journalistes politiques et les élus non-PS la "Fabiusie", en souvenir du temps où l'actuel président du Conseil constitutionnel le tenait fermement sous sa coupe. La Fabiusie est une sorte de Marseille sans le soleil, "et sans la mer"
précise un soutien d'Alma Dufour. Comparaison exagérée ? Peut-être, sauf à se souvenir que la maire PS de la commune voisine de Canteleu, Mélanie Boulanger, vient par exemple d'être mise en examen pour complicité de trafic de stupéfiants, après une enquête policière révélant des liens avec de gros trafiquants.
La pesante emprise du PS sur la vie locale se fait sentir au quotidien, dans des détails plus anodins. Par exemple, cette conseillère municipale écologiste d'Elbeuf qui n'est jamais conviée aux cérémonies du 8 mai, sans que le Journal d'Elbeuf
éprouve même le besoin d'en faire une brève, tant la pratique est habituelle ("elle est invitée comme tout le monde. Qu'elle vérifie ses spams !"
s'insurge Djoudé Merabet, maire d'Elbeuf). Par exemple, dans toutes les communes PS de l'agglomération, ces responsables associatifs qui savent que s'ils prêtent une salle à un groupe d'opposition, ils mettent en péril leurs subventions municipales de l'année suivante. À la différence de Marseille la bavarde, personne ne vous en parlera "on the record". Refrain : "Surtout ne dites pas que je vous ai parlé, ils sauront que c'est moi."
Ce qui explique sans doute que ce microclimat reste largement méconnu.
"La Fabiusie, je connaissais le mot. Mais je n'avais pas réalisé ce que ça voulait vraiment dire",
soupire Alma Dufour, qui apprend à grande vitesse.
Pour l'instant, publiquement, la Fabiusie tacle réglementairement. Le président de la Métropole de Rouen, Nicolas Mayer-Rossignol, s'est fendu d'un tweet soulignant qu'Alma Dufour avait mal orthographié le nom de La Chapelle Darblay, papeterie historique locale qui se reconvertit en grand établissement de cartonnage et de recyclage de papier, le seul en France.
Fidélités aveugles, trahisons, coups fourrés
"Auparavant, pour moi, les élus locaux étaient des victimes d'une réalité économique implacable, quand ils devaient approuver une implantation d'Amazon. Je découvre la vraie nature de leurs relations",
dit encore Alma Dufour. Traduisons : retournements de veste, revirements, fidélités aveugles, trahisons, coups fourrés, calculs à trois bandes, etc. La politique, en somme. Et elle ? Quel ton, quelle posture adopter ? Par exemple, faut-il tirer argument de la mise en examen de la maire PS de Canteleu, "alors que tout le monde me recommande de ne pas le faire"
? Questions. Doutes. Affres.
Côté alliés, la section communiste locale s'est partagée en deux, moitié avec la parachutée, moitié fidèle à ses ancestrales alliances locales avec les socialistes. Il est vrai que la droite est tout aussi déchirée. Paradoxalement, l'activiste Dufour a noué un contact cordial avec un homme-clé de la droite locale, Laurent Bonnaterre, maire de Caudebec-lès-Elbeuf, pur produit des fluctuations à la rouennaise : s'il est aujourd'hui proche d'Édouard Philippe, Bonnaterre revendique néanmoins "un ADN de gauche"
. Ne lui demandez pas en quoi Édouard Philippe est "de gauche"
. Joker.
Bonnaterre aurait dû être le candidat investi par Renaissance si l'Élysée n'avait souverainement imposé la sortante Sira Sylla, en dépit de sa condamnation aux prud'hommes pour harcèlement de collaborateurs à coups d'insultes diverses et de dizaines de textos nocturnes, affaire révélée après une enquête de deux mois par le Journal d'Elbeuf
(il est donc parfois plus facile d'enquêter sur la Macronie en Fabiusie que sur la Fabiusie en Macronie). Pourquoi cet acharnement ? "Off the record", on parle de services rendus aux pays africains (Sylla a souvent accompagné Macron en Afrique). On n'en sait pas davantage.
Dufour accueillie à coups de fourche par la Fabiusie et Bonnaterre cornérisé par la Macronie avaient tout pour sympathiser. "Elle est intelligente, elle s'adapte à son interlocuteur",
résume le maire. Dans l'entourage de la candidate Nupes, on a cru comprendre que Bonnaterre ne serait pas mécontent de lui donner un coup de pouce contre la Fabiusie. Les ennemis de mes ennemis sont mes amis : il est permis d'interpréter ainsi le tweet de Bonnaterre brocardant le revirement du candidat PS Merabet dans le dossier de la sucrerie.
La sucrerie ! Après l'échec de l'implantation d'Amazon, ce projet de méga-sucrerie élaboré par une société dubaïote, gros générateur de perturbations environnementales en tous genres, est la grande affaire du moment dans la circonscription. Les huiles PS de la métropole se sont logiquement félicitées de "l'attractivité du territoire"
. Les petits maires PS des communes riveraines du projet se sont arc-boutés (une pétition a été lancée), faisant donc finalement basculer le candidat Merabet (qui dément aujourd'hui avoir jamais été favorable au projet). Au premier rang des anti-sucrerie, le maire de La Bouille, qui concourt au titre de commune préférée des Français (Stéphane Bern y tournait son émission la veille de ma visite, on s'est ratés de peu).
Voilà pour la politique locale. Restent les électeurs, cette autre variable incontournable d'une élection. Alma Dufour découvre les rugosités du terrain. Au bas d'une cage d'escalier de Grand-Couronne, la voici face à un octogénaire vindicatif. "Mélenchon ? Jamais ! Il soutient l'islamisme radical. Je ne cautionne pas des gens qui sont à l'origine de 200 morts."
Désarçonnée, elle cherche la faille. "Pourquoi vous dites ça ?"
"Et Fabien Roussel, qui ne veut pas envoyer en prison des gens de douze ou treize ans !" "Vous n'avez pas fait de bêtises, quand vous étiez jeune ?" "Ils ont qu'à payer !"
Rien n'y fait, et même pas l'argument des "multinationales qui volent des milliards d'euros."
Avec un incontestable culot, elle retournera la situation le surlendemain sur son compte Instagram, en louant "l'énergie des gens de Grand-Couronne !"
Fut un temps où la vie d'Alma Dufour était simple. Mais elle apprend vite.