Ce que les publireportages font au journalisme
Loris Guémart - - Publicité - Déontologie - Sur le gril - 20 commentairesTous les samedis, l'édito médias de Pauline Bock (ici remplacée par Loris Guémart), envoyé la veille dans notre newsletter hebdomadaire gratuite, Aux petits oignons : abonnez-vous !
Depuis quelques années maintenant, les asinautes, et pas que, ont identifié ma légère obsession pour les opérations de communication et toutes les formes de publicité plus ou moins dissimulées – je ne fais que poursuivre un travail mené de longue date par Arrêt sur images. Avantage : de nombreuses sources alimentent cette passion professionnelle avec des documents et informations exclusives (n'hésitez jamais !).
Défaut : ces pratiques sont aujourd'hui tellement répandues dans les médias qu'une partie de ces alertes concernent des contenus tout ce qu'il y a de plus journalistiques… enfin, plus précisément, qui n'ont pas fait l'objet d'une rétribution financière directe d'un annonceur à un média. L'occasion de vous parler de trois exemples montrant (plus concrètement que des études scientifiques expérimentales) ce que l'usage immodéré des publireportages, des publicités natives, des partenariats, des liens affiliés poussant à la surconsommation, peut faire à la crédibilité des journalistes.
Commençons par ce récent courriel reçu de David, "habitué du site Eurosport". Se disant "interloqué de voir l'article suivant sans aucune indication qu'il s'agit d'un contenu rémunéré/publicitaires alors que cela ressemble beaucoup à un publireportage", il nous invite à creuser pour "comprendre ce qu'il y a derrière cet article". Quel article ? Celui-là, titré "Scouting, accompagnement et carrière : la GG11, première agence de joueurs à s'installer en Afrique". Il conte les mérites de ces deux frères italiens, Gabriele et Valerio Giuffrida, agents de joueurs de football qui ont ouvert une antenne en Côte d'Ivoire. On comprend, à la lecture de ce texte du correspondant italien d'Eurosport et de RTL, qu'un communiqué a été envoyé par ces agents, ensuite interrogés par le journaliste : ils "ont accepté d'en dire un peu plus sur ce projet d'envergure". L'article cite en longueur les deux frères, sans élément critique – à moins de considérer comme tel la phrase "inutile de s'en cacher, l'enjeu économique est également un motif de tout ce déploiement". Bref, ce n'est pas une publicité, tout au plus un article élogieux.
Poursuivons avec ce tweet adressé ce 18 août à ASI par Oscar Barda. "Franchement l'article est tellement nul que vraiment je serais Arrêt sur images, j'enquêterais direct [pour] savoir si c'est pas un publirédac déguisé." L'objet de la suspicion ? Un reportage télé doublé d'un article de BFM Marseille contant, avec encore moins de critique que le contenu journalistique précédent, comment Foot Locker et Nike ont écoulé dans la cité phocéenne 800 paires de baskets TN aux couleurs de l'Olympique de Marseille, à 200 euros la paire. "La paire de TN est disponible en exclusivité dans quatre magasins Foot Locker de Marseille jusqu'au 24 août. Date à laquelle il sera possible de l'acheter dans toute l'Europe", conclut le publireportage… pardon, le reportage, car c'est bien un travail journalistique tout ce qu'il y a de plus classique en 2023.
Concluons avec ce message envoyé directement à votre serviteur par un journaliste : "BFM tweete un publi même pas publié par BFM..." Pourquoi ce message ? Un tweet de BFMTV sur les "7 montres masculines parfaites pour l'été". Un clic et on arrive sur un site qui porte certes l'URL bfmtv.com, mais avec une photo fournie par la marque de montres Hublot, des polices typographiques différentes du reste du site web de la chaîne – tout comme le bandeau de titre "Iconic Business". Je comprends aussitôt pourquoi j'ai été prévenu : les rédactions des très nombreux médias s'adonnant au publireportage plus ou moins masqué obtiennent parfois, comme Libération par exemple, l'usage de polices et d'un habillage différents par rapport à leurs productions journalistiques. Mais ce n'est pas le cas ici. "Iconic Business" est bien une production journalistique de la rédaction, une nouvelle "verticale" dédiée au luxe.
Comprendre : un amas de contenus textuels et vidéos 100 % flatteurs envers les marques de luxe, bref, un aspirateur à pub. Vous connaissez peut-être mieux les suppléments montres et vin du Point, de l'Express ou du Figaro, qui remplissent historiquement cette fonction fortement rémunératrice pour les régies publicitaires – "Côté régie, les retours sont excellents", se félicitait sans surprise Altice au lancement de sa "verticale". Bref, pas de la pub proprement dite, mais un journalisme de louanges destiné à pouvoir y adosser des tonnes de vraies pubs. J'en informe le journaliste lanceur d'alerte. "L'auteur de «l'article» vient d'une agence de com'", me répond-il, profil LinkedIn de l'une des deux "journalistes luxe" de cette nouvelle rubrique du groupe BFM à l'appui. Profil qui montre qu'elle gérait en effet une agence de com', dont le site web est défunt… mais dont les archives permettent de comprendre que ses clients étaient des sites spécialisés dans la "couverture" du luxe, déjà pour y adosser de la pub. Bref, pas de corruption, juste la poursuite de son activité, mais pour BFMTV.
Que tirer de ces trois exemples ? Ça dépend. Avec la casquette d'analyste de la dépublicitarisation, c'est-à-dire des innombrables manières dont les publicitaires soudoient les médias pour que les publicités ressemblent de plus en plus à des contenus journalistiques, je conclus que c'est gagné : les citoyen·nes (et les journalistes) sont désormais de moins en moins capables de distinguer pub et journalisme. Avec la casquette de média cherchant à renforcer l'approche critique des citoyen·nes envers les médias, en un sens, c'est gagné aussi, la pub cachée pullulant tellement qu'il me semble plutôt sain de se méfier à priori des contenus médiatiques trop flatteurs. Avec la casquette de journaliste ayant une haute image de ce métier, c'est par contre doublement perdu. Non seulement les rédactions ne sont pas parvenues, malgré des combats parfois féroces, à rejeter la contamination publicitaire. Mais elles produisent aussi elles-mêmes des contenus théoriquement journalistiques qu'il est pourtant impossible de distinguer de publicités, comme le démontre avec brio"Iconic Business". Fin de la coupure pub, et à la semaine prochaine.