Vos médias préférés font passer des pubs pour des articles
Loris Guémart - - Publicité - Déontologie - 16 commentairesBienvenue dans le monde de la "publicité native"
Parmi les médias traditionnels, Le Figaro a adopté le plus massivement les publicités "natives", ces publireportages du 21e siècle dont l’objectif est de se fondre dans les articles et interviews des rédactions. Auparavant inhabituels, ils sont devenus la nouvelle norme publicitaire, de Libération au Point en passant par BFM et Le Parisien. Enquête.
Lisant votre média favori, ou au hasard d'une recherche sur le web, peut-être avez vous été intrigué par cet article particulièrement louangeur envers une petite entreprise inconnue, un pays pourtant notoirement autocratique, ou même un matelas. Vous vous êtes étonné de cette interview-vidéo très amicale d'une cheffe d'entreprise. Pourtant, dans les résultats de recherche de Google ou sur les réseaux sociaux, tout cela ressemblait à n'importe quel autre article de ce quotidien, à n'importe quelle vidéo de cette chaîne de télévision. Enfin, presque.
Encore très discutées il y a quelques années, les publicités plus ou moins déguisées, payées 1 000 à 10 000 euros, sont désormais publiées de manière parfois industrielle aux côtés des articles et vidéos des journalistes des grandes rédactions. Elles s'appellent au mieux "publi-communiqué", mais privilégient plutôt "partenariat", "sponsorisé" et des formulations parfois absconses, fuyant par contre la mention "publicité". Au Figaro, un article peut ainsi être "conçu et proposé par Figaro Services", ce qui n'avance guère le lecteur quant à sa nature éventuellement publicitaire. À l'instar de bien d'autres médias, il est indiqué, en toute fin de ce faux article, que la rédaction du Figaro n'y a pas "participé". Revue d'un genre publicitaire qui sera bientôt le seul sur Internet, comme il est devenu l'alpha et l'oméga des podcasts.
Les grands classiques
Technique éculée dans l'histoire du publireportage, la pleine page qui vante telle ou telle autocratie, quand ce n'est pas un cahier spécial, se pratique toujours. En 2019, de faux articles sur la Chine dans Le Parisien, Les Échos, Le Monde et Le Figaro étaient signés par l'agence de presse chinoise Xinhua News, média directement contrôlé par le Parti communiste. Ils avaient fait polémique après que France 2 a révélé que les "interviews" présentes dans ces publicités déguisées n'avaient même pas été menées auprès des intéressés. En 2021, cependant, pas de polémique autour de la quinzaine d'articles élogieux envers les progrès et les ambitions de la Chine, toujours signés Xinhua News dans Le Figaro
– et référencés dans Google Actu comme des contenus médiatiques lambda.
Mais la plupart du temps, ce sont des entreprises qui financent ces publireportages. Lesquels ont parfois carrément leur rubrique, comme les textes publicitaires rédigés par l'agence Scribeo dans Libération ou Le
Poin
t, agence qui propose des "formats innovants et natifs de contenus éditoriaux" – Libération
a également lancé des publicités natives gérées en interne par sa propre régie publicitaire. L'agence SCP, elle, diffuse "des sujets d'économie et d'innovation sur votre entreprise et son actu"
sur BFMTV, ainsi que sur les sites web des magazines Challengeset Capital, entre autres. Ce n'est pas tout : BFMTV et Challenges disposent aussi d'une rubrique dédiée à d'autres publicités maquillées. Aux Échos, le "Imagine Brand Studio" dispose de son propre espace sur le site du quotidien économique, tandis que le portail Les Échos Solutions mélange articles de journalistes et publicités déguisées d'entreprises adhérentes (l'autre quotidien du groupe, Le Parisien, ne rechigne pasnon plus au publireportage). La régie publicitaire interne du groupe Le Monde
se félicite d'avoir mélangé journalisme et publicité pour une mutuelle, enfin d'avoir su "mettre en lumière l'engagement d'Harmonie Mutuelle en faveur de la solidarité". Et ce jusqu'à créer une "rubrique de marque"sur le site web de L'Obs – décidément riche en "partenariats" publicitaires.
Au Figaro, le service interne dédié au "brand content" (soit "contenu de marque", nldr) a été créé en 2018 afin de"mettre à la même hauteur le contenu éditorial et les contenus de marques". Voilà qui est clair. Ce service se nomme 14Haussmann, d'après l'adresse du siège du quotidien parisien. Il multiplie les opérations publicitaires : pour les constructeurs automobiles Honda et Citroën, pour La Poste, pour des dirigeants d'agences de communication ou pour l'Ouzbékistan, et tant d'autres. Surtout, son responsable et ancien directeur général de la branche française de Vice
, Benjamin Lassale, n'hésite pas à faire participer les journalistes de la rédaction. "Dès qu'on a un sujet un peu important et qu'il nous faut une bonne connaissance du secteur, on peut aller interroger nos journalistes en amont (...) souvent, ce qu'on dit, c'est qu'une demi-heure avec le journaliste, c'est à peu près une semaine de recherches Google de planning strat' traditionnel (dédié à élaborer la stratégie générale de communication, ndlr)", expliquait-il ainsi au média spécialisé La Réclame en novembre 2019.
La vraie-fausse interview vidéo, très tendance
Dans ces publireportages, le patron de PME est un produit qui monte. Les agences de pub leur proposent une interview vidéo dans les grands médias avec lesquelles elles sont sous contrat – quand ce n'est pas directement la chaîne qui le leur propose, comme nous le racontions récemment avec B SMART. Ces agences de publicité, fondées par des patrons vingtenaires et trentenaires, utilisent des techniques commerciales agressives, par exemple en sollicitant les PME diffusant des communiqués de presse.
Leur prix ? De 4 000 à plus de 8 000 euros, selon différents témoignages et documents récoltés par Arrêt sur images. Le service ? Avec l'agence Delta, c'est une vraie-fausse interview réalisée par d'anciens journalistes, tournée dans les locaux du Figaro
, et accompagnée d'un texte contenant trois liens hypertextes – de quoi rire jaune quand l'on sait à quel point les grands médias sont réticents à intégrer des liens vers des sources externes dans les articles de leurs journalistes. "En partenariat avec Le Figaro, l'agence produit des interviews destinées à être publiées sur le plus gros média national", résume elle-même la société dans les pages du Figaro. "Faire la différence entre un contenu publicitaire et un contenu journalistique est crucial", rassure-t-elle. Elle s'emploie pourtant à brouiller cette différence dans ses courriels de prospection commerciale : "Je souhaite vous proposer une interview sur la web TV de Delta Direct Live (...).
Cette émission intitulée «Itinéraire Entreprise», est un publireportage diffusé sur
LeFigaro.fr dans sa rubrique Économie." Interview, web TV, émission, rubrique, tout le lexique du journalisme y passe afin d'atténuer la notion de "publireportage".
Chez OpenMedias, les sollicitations des petits patrons font l'objet d'encore plus de confusion. "Ça m'arrive toutes les deux semaines d'être sollicité par ce genre d'agences", témoigne auprès d'ASI le concepteur de sites web Laurent Tulpan. "Ils se présentent en disant «Bonjour, on est journalistes, on souhaiterait faire une interview»", explique-t-il à ASI. "Et à la fin de la conversation, une participation est demandée. C'est seulement en insistant fortement qu'on s'aperçoit que c'est un service payant." Dans un courriel de prospection que nous nous sommes procuré, OpenMedias l'assure : "À travers nos émissions, nous donnons la parole à des entrepreneurs innovants qui souhaitent accroître la
notoriété de leur business." Le tout pour une "couverture des frais à prévoir pour le projet" de près de 5 500 euros, est-il tout de même indiqué à la toute fin de ce texte, pour passer dans "l'émission" L'entreprise de la semaine, diffusée sur le site web de la chaîne CNews. Parmi ses clients figurent aussi BFMTV, Forbes, La Tribune ou la filiale sport du Figaro. Ses documents de promotion, que nous avons obtenus, évoquent une "interview", un "article" et un "reportage" plutôt qu'une "publicité", terme jamais employé.
La recette est similaire chez Médias France, "l'agence de brand content qui donne la parole aux PME sur les médias nationaux", selon sa propre autopromotion dans Le Figaro, qui diffuse Le rendez-vous des PME. BFM Business participe aussi avec Focus PMEet Le tête-à-tête décideurs, pour un tarif de 8 500 euros. On trouve aussi une rubrique chez Forbes et une autre dans La Tribune. Bref, un beau portefeuille de médias dans lesquels promouvoir la petite entreprise qui peut débourser quelques milliers d'euros. C'est ce que faisait le formateur en spéculation boursière Laurent Chenot, avant que ses pratiques douteuses ne fassent l'objet d'un communiqué d'alerte de la part de l'Autorité des marchés financiers. Ses flatteuses interviews publicitaires, multidiffusées sur les médias sous contrat avec Médias France, lui avaient permis d'assoir sa crédibilité auprès de petits épargnants.
Le faux guide shopping, un vrai prospectus
Une nouvelle génération de publireportages explore le terrain du "content-to-commerce". Soit la production en masse de publicités contenant des liens affiliés (c'est-à-dire que chaque achat via ces liens rapporte une commission du vendeur au média) vers les vendeurs de tel ou tel produit, ou vers des grandes plateformes de commerce en ligne. AR/Factory est l'une des agences externes fournissant ce type de vrais-faux articles "conso", dont Charlie Hebdorévélait en avril 2021 qu'ils étaient réalisés par des rédacteurs indépendants payés au lance-pierre. Ces "contenus" sont ensuite rassemblés dans des rubriques pompeusement désignées "Guide shopping", que l'on retrouve chez BFMTV, au Parisien, chez Ouest-France, sur les sites web des journaux régionaux du groupe Ebra, mais aussi chez Capital, Business Insider ou GQ. "La sélection des produits et des offres peut donner à la plupart des consommateurs le sentiment de se sentir dépassés [par la masse des produits et services disponible]", met en avant AR/Factory... sauf qu'elle s'appuie sur ce besoin pour diffuser de la publicité dont le maquillage en article permet, en prime, d'améliorer l'audience de ces médias. Selon une enquête de la Lettre A, la pratique gagne l'ensemble des grands médias, et constitue pour Acrimed"une forme plus aigüe de monétisation des audiences et une forme «éditorialisée» de réclames qui contourne les bloqueurs de publicité".
Le Figaro dispose évidemment de son propre "guide shopping", qui est "conçu et réalisé par Figaro Services", antenne publicitaire interne qui s'ajoute à 14Haussmann. Dans ces vrais-faux articles conso, impossible de savoir qui a payé, la seule mention étant celle du Figaro Services. Avec à la clé quelques mauvaises surprises : les internautes passionnés de cryptomonnaies n'ont ainsi pas vraiment apprécié cette publicité rédactionnelle mise en ligne en décembre 2020, afin de promouvoir une puce informatique permettant de créer des cryptomonnaies. Car la puce était déjà décrite comme une arnaque sur divers forums lorsque le "guide shopping" du Figaro s'est mis à en faire la promotion. Résultat de la polémique, le quotidien a discrètement supprimé cette publicité native, et tant pis pour ceux qui s'étaient fait piéger. D'autres interpellations du même type, concernant une publicité pour une marque de matelas par exemple, témoignent de la (mauvaise) surprise des lecteurs lorsqu'ils découvrent avoir lu une publicité et non un article de presse. Plus récemment, un youtubeur a mis en ligne une vidéo décrivant comme "honteux"l'article de promotion par Le Figaro d'un site où était revendue la console de jeux PS5 à un tarif très supérieur à son prix public recommandé.
Le futur du publireportage est déjà là
Aux agences internes et externes productrices d'articles et vidéos sponsorisées s'ajoutent désormais des plateformes intermédiaires entre publicitaires et médias, indécelables en examinant seulement les publicités déguisées : leur nom n'apparaît nulle part. L'une d'elles est française, s'appelle Getfluence, et automatise la publication de publireportages en prenant une commission de 30 % au passage. L'entreprise se félicite de compter "10 000 médias presse" dans son portefeuille, tels que Challenges, Le Point, Forbes ou La Tribune en France, mais aussi le quotidien anglais The Independent ou l'italien La Republicca. Ainsi que de nombreux médias du groupe Reworld, spécialiste du mélange des genres publicitaires au point de préférer le recrutement de rédacteurs pour écrire un article le matin et une pub l'après-midi, plutôt que de garder les journalistes des médias rachetés à la chaîne.
Les précurseurs de ce modèle où publicité et journalisme ne peuvent être distingués, sont les nouveaux médias gratuits. La forme des articles et vidéos journalistiques de Melty, Konbini, Vice, Brut ou Loopsider est même parfois calquée sur leurs formats publicitaires... plutôt que l'inverse. Est-ce donc un hasard que le responsable du Figaro chargé de ces publicités cachées soit l'ancien directeur général de Vice France ? Dans certaines de ces rédactions, il arrive aussi que les journalistes soient chargés de réaliser de faux reportages mais vraies publicités, selon différents témoignages récoltés par ASI dans le cadre de cette enquête. Alors, rien de tel pour le géant Veolia qu'un beau dossier dans Slateafin de se repeindre en vert. Ou pour la banque BNP Paribas, dont le nom surgit à chaque enquête sur les paradis fiscaux, que de vrais-faux articles promouvant ses services auprès des étudiants dans Konbini.
Rien de tel non plus qu'une interview détendue sur Brut
pour promouvoir sa petite entreprise cool et sympa : à environ 8 500 euros la prestation, le média "mi-pub mi-info" propose un nombre minimum de pages vues. Mais aussi la discrétion de la nature publicitaire de la vidéo, celle-ci se limitant à la mention écrite "cette vidéo a été produite en partenariat avec une marque" apposée dans le texte qui l'accompagne – mais pas dans la vidéo... qui ressemble donc à n'importe quelle interview de Brut. "On ne va pas se mentir, on joue sur cette ambiguïté", témoigne auprès d'ASI le salarié d'une entreprise qui s'est payé une vidéo chez Brut. "Ce serait hypocrite de dire qu'on l'a fait en pensant que tous les gens allaient bien lire la petite ligne qui nomme le partenariat. On se dit que 25 % des gens vont voir que c'est du sponso, mais que 75 % ne le verront pas. Surtout si on promeut uniquement la vidéo nous-mêmes dans quelques mois, sans son texte d'accompagnement." Dans le document promotionnel donné aux futurs clients, le mot publicité n'apparaît pas plus qu'ailleurs : il est plutôt question de "répondre aux besoins de notre communauté en quête
de sens dans sa consommation". Contre rémunération.
Pourquoi les publicités natives sont-elles aujourd'hui des tromperies avérées ? Et pourquoi les médias qui s'y prêtent risquent-ils d'y perdre leurs plumes ? Réponses dans le second volet de cette enquête.