Russie, Gaza, IVG : de quelques aveuglements
Daniel Schneidermann - - (In)visibilités - Obsessions - 125 commentaires
C'est la Une du Daily Telegraph
du week-end dernier. La Russie pourrait, en submergeant l'Ouest sous les migrations africaines, tenter d'influer sur les scrutins européens. Des milices dont l'effectif atteindrait 15 000 hommes pourraient, à cette fin, être placées tout au long des routes de l'exil, en Afrique, pour orienter les flux migratoires, et ouvrir ou fermer les robinets à volonté. Il s'agit d'une fuite des services de renseignement britanniques. Peut-être vraie, peut-être fausse, vraisemblablement demi-vraie demi-fausse, comme souvent les tuyaux des services de renseignement. Elle repose néanmoins sur une certaine "base factuelle", propre à la crédibiliser. Les Finlandais, par exemple, se plaignent déjà d'être, de la part de la Russie, les cibles d'une telle "guerre hybride" russe, fondée sur une "arsenalisation" (weaponisation)
des migrations (lire ce reportage de Mediapart
).
Accessoirement, je n'en vois, à ce jour, aucune trace dans la presse française, ce qui n'est pas étonnant. Il est vrai que cette assertion (à ce stade, ne parlons pas encore d'information) n'arrange personne sur le front politico-médiatique français. Ni les russophiles, car elle illustre la monstruosité de la politique poutinienne. Ni le camp de la solidarité avec les migrants, lesquels y apparaissent comme des armes par destination de la "guerre hybride".
Avant l'invasion de l'Ukraine, j'aurais jugé l'histoire hénaurme, et n'y aurais pas consacré dix secondes de mes capacités d'attention. Une intox de propagande de guerre anti-russe de plus, dans un journal conservateur. Au suivant ! Mais depuis l'invasion de l'Ukraine, quelque chose en moi sait que tout
est possible de la part de la Russie, sourde conviction récemment renforcée par le cynique assassinat blanc de Navalny.
Traitez-moi d'aveugle, mais je n'aurais jamais imaginé une invasion russe de l'Ukraine, avec pour objectif la reconquête totale du pays, tant la Russie a à perdre dans cette guerre (je le raconte ici à Olivier Berruyer, qui m'a invité sur son site indépendant, Elucid, à discuter du thème, fort pertinent, de l'aveuglement du nazisme à nos jours).
L'invasion de l'Ukraine n'est pas la seule rupture majeure de la dernière décennie, qui a ainsi douloureusement déconstruit ma vision du monde. Je n'aurais pas anticipé le Brexit, tant la Grande Bretagne a à y perdre. Je n'aurais pas anticipé que le "leader du monde libre" recule sur le droit à l'avortement, tant les femmes étazuniennes, qui sont aussi des électrices, ont à y perdre (pas davantage que je n'avais anticipé l'élection de Trump en 2016, dont ce recul américain sur l'avortement est une conséquence directe). Je n'aurais pas anticipé les attentats de Charlie
et du Bataclan. Je n'aurais pas anticipé que l'Armée des descendants des rescapés de la shoah multiplie les selfies hilares sur les cadavres des Palestiniens, et les partage au monde entier, tant Israël a à y perdre. Je n'aurais pas imaginé le RN en tête aux sondages des élections européennes, tant la France aurait à y perdre.
Et pourtant, on peut m'objecter que tous ces événements n'ont pas éclaté comme des orages dans un ciel serein. Signaux faibles, signaux forts, les laissent présager depuis des années. Toutes ces ruptures sont les résultats de processus nullement invisibles. Si je leur cherche un dénominateur commun, le plus évident est le retour des nationalismes et du religieux, à rebours même des intérêts des peuples. Des terroristes de Charlie et du Bataclan aux colons israéliens, en passant par les "pro life" des deux côtés de l'Atlantique, un même totalitarisme religieux. De Trump à Poutine, un même fantasme de la grandeur perdue. Un grand fatras de "Make America great again", de Sainte Russie, de "Allah Akhbar", de "Nous sommes sur cette terre depuis 5000 ans", le tout assaisonné d'une pincée tricolore, tant qu'on y est, de "réarmement démographique".
D'un certain aveuglement médiatique général, je ne m'exempte pas, au contraire. Comme chacun, à des degrés divers, je reste captif de mon époque, de mon lieu de vie, de mon parcours. Ayant vécu toute mon existence dans la moyenne bourgeoisie d'une prospère démocratie européenne en voie de paisible déchristianisation, elle-même en marche radieuse vers (fatras opposé) le progrès, la démocratie, la fraternité, le "mon corps m'appartient", la concorde universelle et le libre-échange, démocratie dont les méfaits sordides, coloniaux entre autres, m'étaient savamment dissimulés, je n'étais pas configuré pour anticiper ce retour mondial, barbare, du sabre et du goupillon. Malgré mes efforts, je ne suis même pas certain d'être aujourd'hui totalement capable de les comprendre. Au moins, en pleine conscience de ces insuffisances, puis-je tenter de regarder ces ruptures en face et de trouver les mots pour les rapporter, ce qui me semble déjà un objectif honorable.