Guerre : comme en 14 ? Comme en 38 ?
Daniel Schneidermann - - Intox & infaux - Pédagogie & éducation - Obsessions - 247 commentaires
Pendant que CNews gagatise sur l'avortement, et que BFM batifole sur les tracteurs, la troisième chaîne d'info privée, LCI (groupe Bouygues) s'est engouffrée dans l'espace, laissé vacant, de l'information internationale. En l'occurence, Internationale n'est qu'un mot servant à dissimuler le sujet unique du moment : l'Ukraine. Et plus précisément encore, des innombrables plateaux de la chaîne ces jours-ci, truffés d'experts et de généraux, sourd une question et une seule : quand va-t-on enfin se décider à mater Poutine ? Je schématise, bien entendu. Ceci n'est que du ressenti. Je ne regarde pas tout. On doit bien aussi entendre quelques pacifistes égarés de temps en temps, les équivalents de "l'invité de gauche chez Bolloré". Mais c'est la tonalité.
L'autre branche française de la tenaille des médias va-t-en guerre est constituée par le journal Le Monde
. D'éditorial en éditorial, Le Monde
veut aider davantage, plus vite et mieux l'Ukraine, c'est à dire appelle la guerre. Avoir maintenu depuis deux ans, sur son site, contre vents et marées, le live
consacré à l'Ukraine en est un signe. A la différence de la guerre à Gaza, le journal estime que la guerre en Ukraine mérite d'être suivie minute par minute par ses lectrices et lecteurs. Dans la compétition permanente pour l'attention -personne n'a le temps de tout lire, de trembler tous azimuts, personne n'a la faculté de multi-indignation- c'est une décision politique. Si aujourd'hui, ce live
se justifie pleinement, les raisons de son maintien dans des périodes plus creuses sont sans doute multiples. "Tous ceux qui ont été correspondants à Moscou en reviennent viscéralement anti-soviétiques"
soupirait naguère le regretté Jean Planchais, qui me fit faire mes premières armes dans le journal, à la fin des années 70. Cela doit être encore un peu vrai, surtout aujourd'hui, alors que Poutine est manifestement lancé dans une folle entreprise de reconstitution de l'empire englouti sous Eltsine.
La dominante de nos médias mainstream est aujourd'hui pro-Ukraine, c'est à dire au final pro-guerre (disons les choses) de la même manière qu' elle est pro-israélienne. Il faut le savoir, ce qui n'interdit pas de les lire, et de les écouter. Et en face ? Pas de "camp de la paix" dans les médias influents, tout occupés de tracteurs, d'uniformes dans les écoles, ou de vacances au ski. Le pole principal du "camp de la paix" est politique, constitué par le RN et LFI, qui ont réagi dans la nuit à la déclaration de Macron, hier soir, à l'issue d'un grand sommet européen, à l'Elysée, sur l'aide à l'Ukraine, selon laquelle une intervention militaire française, ou européenne, en Ukraine, n'était "pas exclue"
, même s'il n'y avait "pas consensus"
sur la question. "Folie"
, ont-ils riposté l'un et l'autre.
Fermons d'emblée nos oreilles au RN : c'est le parti de Moscou, pour les raisons financières maintes fois documentées. Restent donc LFI, qu'il faut écouter attentivement, et, sur les réseaux sociaux, une flotille de pacifistes catégoriques et éloquents, hélas tous devant être présumés infectés par les bots et autres "opérations d'ingérence" multiformes de Poutine.
Je vous parle en citoyen, dont l'opinion sur le sujet n'est pas faite. Je lis, j'écoute tous azimuts, je tente d'improbables synthèses. Sur les réseaux sociaux, je retiens mes élans. Je tente d'être factuel, de ne pas rajouter du bruit au bruit. Je me documente sur les différences entre les Taurus, les Storm shadow, et les Scalp. Si dans le passé, la diabolisation de Poutine par la presse occidentale fut une réalité, à laquelle nous avons même consacré un dossier, l'invasion de l'Ukraine a montré que cette diabolisation n'était pas injustifiée. Les grands tournants de l'Histoire devraient rendre modeste.
A propos d'Histoire, deux dates, deux périodes, deux ambiances, tournent et s'entrechoquent dans ma tête, que j'ai toutes deux étudiées, dans lesquelles je me suis immergé, et dont je peine à m'extraire. L'été 1914, d'abord, ce sinistre juillet auquel nous avons consacré une mémorable série d'été qui, après l'assassinat de Sarajevo, voit inexorablement les alliances européennes se mettre en mouvement, l'engrenage de la guerre se refermer. La classe politique, les journaux, appellent, désirent la guerre, fraîche et joyeuse, obsédés qu'ils sont par la revanche de 70 (y penser toujours, n'en parler jamais
, disait-on). C'est dans l'ADN de cette France-là. Et en face ? Jaurès, si seul, si désespéré, luttant jusqu'au dernier souffle pour éviter l'hécatombe, avant de tomber au tout dernier instant sous les balles d'un assassin.
Qui avait raison ? Les va-t-en guerre, ou le pacifiste ?
Vingt ans après, c'est l'inverse. Décimée par la grande boucherie, ne comptant plus ses gueules cassées, la France n'en peut plus. La France, la Grande-Bretagne, se couchent en 36 devant la remilitarisation de la Rhénanie par Hitler (quand il eût été possible de l'arrêter), et soupirent à l'unisson d'un lâche soulagement à Munich en 38, en sacrifiant au dictateur la Tchécoslovaquie, en dépit de tous leurs accords de défense. Et en face ? Outre le PCF, inféodé à Staline, et donc aussi disqualifié que le RN aujourd'hui, un député de droite, Henri de Kerillis, qui à la Une de son journal, L'Epoque
, seul, désespérément seul, appelle inlassablement au réarmement, contre la bande patriotarde de l'Action Française, et autres fans de Hitler.
Qui avait raison ? Les pacifistes, ou le va-t-en guerre ?
L'Histoire a tranché. En 14, tous les efforts devaient être faits pour empêcher la boucherie peut-être la plus absurde de tous les temps. En 36, il eût fallu mobiliser pour éviter l'hécatombe, et Auschwitz. Et aujourd'hui ? L'Histoire n'est ici d'aucun secours. Ne collons pas l'oreille à sa grande bouche, elle est muette. Il va falloir nous forger une opinion en analysant les données de 2024, enrichies malgré les apparences de facteurs inédits : la défection des Etats-Unis, l'existence et la fragilité de l'OTAN, la dissuasion nucléaire, la sophistication des guerres d'influence. Tout seuls, comme des grands, contre toutes les propagandes.