Selfinocide à Gaza

Daniel Schneidermann - - Obsessions - 71 commentaires

D'abord les ruines et le groupe. Le crénelé des ruines, un groupe de soldats : pas de doute, c'est Gaza. Ensuite l'alignement du groupe, et le bras tendu, immédiatement identifiable pour tout spectateur de 2024 : un membre du groupe prend un selfie. Le selfie de la jubilation, de la victoire, sur les ruines et certainement les cadavres, invisibles, qu'elles recouvrent encore. Génoselfie ? Selfinocide ?

Immédiatement viennent à l'esprit deux autres photos de victoire. En 1945, les vainqueurs russes hissant le drapeau sur les ruines de Berlin... 

...et, quelques mois plus tôt, à Iwo Jima, les vainqueurs américains au coeur de la guerre du Pacifique. 

Sur l'histoire de ces deux photos icôniques, nous avions tout raconté ici, les retouches politiquement correctes de la photo de Berlin, et comment son auteur, Yevgeni Khaldei, s'était lui-même inspiré de la photo de Rosenthal. De fait elles se répondent, dans l'effort acrobatique, physique, du planter de drapeau, par des corps dont les tensions disent encore l'effort de la bataille. Rien de tel dans la photo de Gaza, aucun autre effort que le bras à selfie, les torsions pour être dans le champ, et une jubilation en couleurs, absente des victoires en noir et blanc.

Reste un doute tout de même : trop belle pour être vraie. Et si c'était un deep fake, un montage ? Il n'y aurait rien de plus facile. Alors se retrouve aisément la légende : soldates israéliennes à la frontière de Gaza. La photo est signée Associated Press, comme celle de Rosenthal. Le photographe s'appelle Tsafrir Abayov.

Ces soldats sont des soldates, les soldates de Tsahal, armée la plus féminisée, la plus moderne, du Proche-Orient et sans doute du monde. Et alors, à un accablement indicible vient se superposer la lâche satisfaction, pour qui cherche les mots depuis des dizaines de jours, de voir l'image, trente mille morts plus tard, prendre  le relais, pour exprimer exactement cet ultime, cet indépassable, que les mots ne savent plus atteindre.



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