Roussel est-il Doriot ? Schneidermann aurait-il dû s'excuser ?
Loris Guémart - - Intox & infaux - Déontologie - Le médiateur - 361 commentairesIl est temps de revenir sur la polémique causée par notre fondateur
Depuis un mois, nous mettons en avant, dans le cadre de notre campagne d'abonnements : l'exigence déontologique dans le journalisme, l'information de qualité, l'honnêteté journalistique… et notre capacité à revenir sur nos propres erreurs, nul n'étant parfait en ce bas monde. Depuis une dizaine de jours, nous recevons pourtant par dizaines des messages courroucés déplorant, au choix : que Daniel Schneidermann ait comparé Fabien Roussel à Jacques Doriot (communiste) et Marcel Déat (socialiste), devenus collaborationnistes, d'abord sur Twitter puis sur le site d'Arrêt sur images. Ou qu'il l'ait fait sur la base d'une vidéo tronquée, décontextualisée et donc fausse (ce qui lui a valu citation par CheckNews et par Arte), reconnaissant certes avoir tweeté "trop vite" mais en refusant de s'excuser pour cela – et en apportant pour seule explication au "pourquoi" la comparaison avec Doriot et Déat. Ou les deux.
Dans l'espace de commentaires des abonné·es sous la chronique de Daniel Schneidermann (votée gratuite quelques jours après publication), l'approbation l'emporte largement sur la désapprobation. En particulier en ce qui concerne la comparaison elle-même sur la trajectoire politique de Fabien Roussel. "Excellente analyse, très juste et très fine !, est-il par exemple écrit. Effectivement, Roussel n'est probablement pas réac, et encore moins raciste ou xénophobe. Mais c'est par une sorte de populisme à deux sous visant à séduire les classes laborieuses de droite (qui ont toujours existé) et par lequel il espère ressusciter le grand PC populaire qu'il n'est plus, que s'opère ce glissement gros de confusionnisme et de danger mortel pour la gauche toute entière." Une voix discordante se fait cependant entendre : "Ce «il aurait pu le dire» c'est le niveau zéro de la justification sur Twitter, c'est consternant de lire ça sous votre plume. [...] Je ne sais pas si F. Roussel est un naufrage pour la gauche, mais moi je lis ici un naufrage de l'éthique journalistique dans ce refus vexé de vous excuser."
Par courriel ou sur les réseaux sociaux, la tendance est inverse à celle de nos forums. Sur Twitter, les messages désapprobateursproviennent de twittos en tout genre, d'encartés au PCF (très nombreux à s'indigner), d'asinautes occasionnels, d'abonné·es à ASI récents ou beaucoup plus anciens – certain·es affirmant nous soutenir depuis quinze ans que le site existe, né des cendres de l'émission de Daniel Schneidermann tuée par France 5. Mais les messages issus des asinautes sont aussi arrivés nombreux dans nos courriels, souvent accompagnés de désabonnements. "Je suis pour le pluralisme mais les approximations, même suivies d'excuses alambiquées, mais encore malveillantes n'excusent rien", écrit l'un. "Pourquoi parlez-vous si longuement de Doriot après avoir reconnu l'inanité de votre tweet ? Pour noyer le poisson ? Il serait plus intéressant d'analyser ce qui vous a fait tirer plus vite qu'une ombre de réflexion", envoie un autre. "Je ne me ré-abonnerai pas tant que DS imposera ses choix politiques dans ASI !", s'indigne une troisième. "Comparer Fabien Roussel à Doriot est une faute extrêmement grave", ajoute un quatrième. Là encore, on retrouve le même double reproche. Un médiateur s'imposait donc, comme nous l'a d'ailleurs suggéré un asinaute.
Partons du tweet de Daniel Schneidermann qui établissait initialement la comparaison en republiant l'extrait tronqué de Fabien Roussel. Et d'une règle intangible d'ASI : nous ne faisons pas la police de nos salarié·es sur les réseaux sociaux, chacun·e est libre de s'y exprimer en toute liberté, et même de se tromper. Quant au site d'ASI, nos chroniqueurs et chroniqueuses disposent également de la liberté d'expression la plus large possible. Avec pour seule réserve que la rédaction en chef échange avec eux et elles en amont de la publication de leurs chroniques, et demande parfois quelques aménagements – en particulier en ce qui concerne l'ethos d'ASI, ici la faculté de revenir sur ses propres erreurs, de savoir s'en excuser et de les analyser. Cet ADN nous vient de nul autre que de Daniel Schneidermann lui-même. Qui est soumis aux mêmes règles que n'importe quel·le salarié·e d'ASI... sauf à propos de son Matinaute, son billet matinal : il les publie sans contrôle a priori de la rédaction en chef (qui porte, en tant que direction de la publication, la responsabilité juridique de ses écrits). Tant que notre fondateur était directeur de la publication, cela ne posait aucun problème. Après 2021 et son abandon de la direction éditoriale du site, Emmanuelle Walter puis moi-même n'avions pas cherché à revenir sur ce privilège, malgré son caractère inhabituel dans un média.
La publication du premier Matinaute a suscité d'intenses débats dans l'équipe, dès publication : pour la comparaison elle-même entre Roussel, Doriot et Déat, comme nous pouvons débattre régulièrement des chroniques de notre fondateur ou d'autres auteurs et autrices publiant sur notre site. Mais surtout pour l'absence d'excuses quant à sa propre erreur journalistique sur Twitter, absence contraire à tout ce pourquoi cette rédaction est engagée. Et qui aurait certainement fait l'objet d'une discussion entre le nouveau rédacteur en chef élu Paul Aveline et Daniel Schneidermann si le premier avait pu lire la chronique avant qu'elle ne soit publiée. Que faire ? Daniel ayant l'habitude historique de toujours ou presque finir par se pencher en détail sur ses propres erreurs, nous avons temporisé. Mais la situation nous a (et lui a) quelque peu échappé, semble-t-il, lorsque d'un tweet doublé d'une chronique, sa comparaison a été transfigurée en arme politique anti-Roussel par Sophia Chikirou publiant dans une story Instagram "Il y a du Doriot dans Roussel", phrase elle-même republiée sur Facebook par Jean-Luc Mélenchon agrémentée d'un commentaire lapidaire : "Ok".
Et la Nupes s'est (re)mise à tanguer, tandis que Mathilde Panot renvoyait la responsabilité de la comparaison à Daniel sur Franceinfo. Comme anticipé par la rédaction, notre fondateur se remet à l'ouvrage le 22 septembre, dans sa rubrique Initiales DS. Ces chroniques, moins "chaudes", sont relues avant publication. Il revient sur l'appétence des rubriques de fact-checking pour son tweet supprimé en ironisant sur le fait que leurs journalistes n'aient pas essayé de le joindre. Une absence de contradictoire qui a d'ailleurs induit CheckNews en erreur, leur article affirmant dans un premier temps que Daniel Schneidermann s'était excusé de sa méprise. Mais un contradictoire que Daniel lui-même n'estimait pas nécessaire dans le cadre d'un article d'analyse de contenu médiatique, comme il l'expliquait en 2014 aux Inrocks. Dans sa deuxième chronique, Daniel Schneidermann note aussi l'inextinguible passion des journalistes "comme il faut" qui se demandent ad nauseam si la comparaison tuera la Nupes. Et décide de revenir sur la trajectoire de Doriot, du PCF aux louanges de la politique nazie : "La mécanique de la glissade en trompe-l'œil n'a pas de raisons d'avoir changé de nature, et justifie toujours une vigilance particulière", écrit-il. Avalanche de commentaires louangeurs des asinautes s'exprimant dans le forum… et nouvelles critiques reçues tant sur les réseaux sociaux que par courriel.
Les médias continuent, eux, de multiplier les articles à propos de la comparaison entre le dirigeant communiste et les deux collaborationnistes ex-communistes des années 1930. Jusqu'à l'apothéose : Jean-Luc Mélenchon lui-même, d'abord dans le Parisienpuis dans le journal de 20 h de TF1, renvoie à son tour la responsabilité de la comparaison à Daniel Schneidermann. C'est osé, compte tenu du fait que lui-même la faisait dès le 15 juillet sur son blog, relevait alors Maurice Szafran dans Challenges. Mélenchon écrivait, après les révoltes des quartiers populaires suite à la mort de Nahel : "Comme chaque fois, dans de telles circonstances, la gauche ne traverse jamais l’épreuve en restant indemne ! Le socialiste Marcel Déat ou le communiste Jacques Doriot l’ont montré dans le passé." Le tout dans un billet de blog qui critiquait ouvertement Fabien Roussel et Olivier Faure (PS). Ni le Parisien, ni TF1 ne le lui ont rappelé. Tandis que Manuel Bompard rappelait, lui, que personne ne s'était indigné lorsque Raphaël Enthoven comparait François Ruffin et Jean-Luc Mélenchon aux mêmes Doriot et Déat en 2021 sur Radio J – ou quand le député RN Antoine Villedieu avait dit "Jean-Luc Mélenchon agit comme un nazi".
Et ASI, dans tout ça ? Comment éviter à l'avenir une telle situation : non pas la comparaison entre Roussel, Doriot et Déat, qui appartient à Daniel Schneidermann comme peuvent l'être les points de vue de chacun·e de nos chroniqueurs et chroniqueuses. Mais l'affirmation que sa comparaison était pleinement légitime bien qu'elle s'appuie initialement sur une fausseté manifeste – attitude qu'il a toujours, que nous avons toujours vertement critiquée chez d'autres médias, syndicats, institutions, politiques, et nous-mêmes d'ailleurs.
Encore largement confondus avec notre fondateur, bien qu'il n'y exerce plus que le rôle de simple salarié et co-actionnaire à parts égales avec le reste de l'équipe, nous avons longuement discuté de la meilleure conduite à suivre, étant entendu qu'il nous semblait impossible de ne pas revenir sur la question. Lors d'un échange collectif – Daniel compris –, il nous est apparu que le meilleur moyen d'en sortir était d'intégrer le Matinaute dans le circuit de publication habituel de l'ensemble des contenus d'ASI. Non pour le censurer, mais pour qu'il réponde lui aussi aux standards de notre média, des standards définis par Daniel Schneidermann lui-même depuis quinze ans. Celui-ci, tenant pour le Matinaute à la spontanéité d'une publication sans filet (et plus rapide), a accepté d'y réfléchir, à défaut d'accepter cette solution à ce stade. Et s'il ne s'exprime pas dans ce billet du médiateur, c'est parce qu'il réserve son propos à une prochaine chronique. Qui sera relue avant publication par la rédaction en chef.