Jacques Doriot, anatomie d'une dérive
Daniel Schneidermann - - Pédagogie & éducation - Initiales DS - 228 commentaires
Les choses étant ce qu'elles sont, j'ai révisé mon Doriot. Le tweet fatal, dans lequel j'associais l'évolution de Fabien Roussel aux deux hashtags Doriot et Déat, tweet supprimé comme je le racontais ici, m'a valu les honneurs du CheckNews de Libération
, ainsi que de la pastille Désintox d'Arte (dûment repostée par Roussel). Pas un confrère, pas une consœur, de ces deux valeureuses équipes de fact-checkeurs, n'a cru bon de m'appeler. Sur tous les plateaux qui pensent bien, cette comparaison est quasiment jugée obscène.
De l'autre côté, la députée LFI Sofia Chikirou ayant repris la comparaison, également validée par Jean-Luc Mélenchon, sa camarade de parti Mathilde Panot a expliqué que Chikirou n'avait fait que me suivre. C'est trop d'honneur.
L'
assure que la comparaison de Chikirou Huma
"pourrait tuer la Nupes"
, comme si ce n'était pas Roussel lui-même qui s'ingéniait à cette tâche.
Ancien métallo, dirigeant communiste, maire de Saint-Denis, Doriot a fini sur le Front de l'Est, sous l'uniforme de la Waffen SS. Bien entendu, cette évolution ne s'est pas produite du jour au lendemain. Ce qui me semble riche d'enseignements dans le cas Doriot, c'est la mécanique de la glissade, et la manière dont cette glissade est, consciemment ou non, dissimulée au public. Alors reprenons, sur la base notamment de La dérive fasciste
(Seuil, 1986) de Philippe Burrin, historien du fascisme français.
C'est en 1935, que Doriot est exclu du PCF, pour cause de divergence stratégique (il est favorable à l'union avec les socialistes), et surtout d'indiscipline personnelle. Pour Burrin, sa dérive ultérieure va grandement s'expliquer par une obsession de revanche contre les communistes français, et Staline, "sa seule motivation irrépressible"
, écrit-il. Cette obsession va rencontrer le contexte géopolitique des années 1930, et la montée des totalitarismes, italien, allemand, et soviétique.
En 1935, année charnière donc, Doriot se dit toujours de gauche. Exclu du PCF, le maire de Saint-Denis célèbre l'anniversaire de la Révolution d'octobre, la municipalité rend hommage à la Commune, Doriot cite Marx et Engels, salue le poing levé. "Mais il est clair
, dit Burrin, que cela ressemblait de plus en plus à une coquille vide. Doriot utilisait avec une facilité caractéristique des formes et des structures détachées d'une doctrine et d'une foi […] Exemple négatif qu'il s'agissait de prévenir, le nazisme devint rapidement parce qu'il captivait, retenait, séduisait déjà en profondeur, un modèle dont on pouvait s'inspirer pour le combattre."
Cette évolution, c'est important, se dissimule derrière un programme parfaitement nébuleux. Ce que refuse Doriot ? "La guerre, l'anarchie capitaliste, la dictature, le Comité des forges (ancêtre du Medef, ndlr), la diplomatie moscoutaire, le parlementarisme, et la grande presse."
Créé en 1936, son Parti populaire français (PPF) se donne pour but, dans le même esprit, de rassembler "tous les Français, à l'exception des 200 familles et des dirigeants communistes"
. "Au capital,
s'enflamme Doriot, nous dirons prends ta place, ne dirige pas pour le profit de tes intérêts. Au peuple nous assurerons tous ses droits, mais en obtenant de lui une discipline consentie."
Pour Burrin, Doriot "enrobe d'un langage d'extrême gauche une conception proche de la droite, sinon de l'extrême droite"
. Mais plusieurs années durant, par effet de persistance rétinienne, le trompe-l'œil fonctionne encore. "A
ux yeux de l'opinion publique, Doriot appartient au camp de la gauche. Lui-même continue de s'y rattacher. Quoique passé au second plan, l'antifascisme originel de l'ex-communiste demeure présent, Doriot reste affilié aux organisations antifascistes de la région parisienne."
À l'international, pourtant, Doriot réserve à l'URSS toutes ses attaques, et aux dictatures nazie et fasciste toute son indulgence. La conquête de l'Éthiopie par Mussolini n'est pas "purement et simplement une opération du fascisme, mais la revendication d'un grand pays prolifique que sa terre ne peut plus nourrir"
. Pas question de se laisser entrainer à une guerre contre le peuple italien "au milieu d'une Europe en pleine transformation".
Il est vrai, l'argent de l'Italie fasciste abonde les caisses du PPF.
Quant à l'Allemagne, qui en 1936 réoccupe militairement la Rhénanie, en violation flagrante du traité de Versailles, elle "n'a pas une volonté d'expansion imminente",
minimise le pacifiste Doriot. "Imminente"
: tout est dit. Au premier congrès du PPF, toujours en appelant de ses vœux la paix avec l'Allemagne, on salue à la romaine, on crie "En avant Jacques Doriot"
, on a adopté un hymne, un drapeau, un insigne, et un serment de fidélité.
En 1937, son élection à la mairie de Saint-Denis invalidée pour irrégularités, Doriot est révoqué. Cette révocation va accélérer sa radicalisation. En 1938, à son deuxième congrès, le PPF se prononce pour la renaissance d'une paysannerie forte, dénonce la décadence de la natalité française, et loue ouvertement la politique nazie. Absent de la thématique PPF au tout début (pour ne pas effaroucher la bourgeoisie qui le finance, analyse Burrin), l'antisémitisme fait une apparition progressive. "Blum est l'ennemi de la France. Il doit en être chassé à coups de pied. Cet homme n'aime pas notre pays. Il le hait et a fait de son mieux pour le détruire",
lance en 1936 l'intellectuel doriotiste Bertrand de Jouvenel, sans prononcer le mot "juif". Deux ans plus tard, dans le discours de clôture du 2e congrès, les choses sont plus nettement dites : "Le Front populaire bolchevisé a vidé le Français de son sang, de sa race, de ses vertus. Il a laminé l'ouvrier français entre le ploutocrate et le métèque",
lance un
Doriot qui ne se veut pas "un antisémite de principe",
mais considère que la présence de Blum au gouvernement est en train "de reposer la question juive"
. Viendront Munich, la débâcle, l'Occupation, et le front de l'Est.
Flou général du discours et du programme, effacement progressif de certains thèmes, apparition d'autres : si la France, l'Europe et le monde de 2023 ne sont pas ceux des années 35-38, la mécanique de la glissade en trompe-l'œil n'a pas de raisons d'avoir changé de nature, et justifie toujours une vigilance particulière. On aurait certainement beaucoup surpris, et sans doute horrifié, le Doriot de 1935, sincèrement patriote, et se vivant "de gauche" en lui prédisant qu'il tomberait dix ans plus tard sous l'uniforme SS, sur une route d'Allemagne, dans un bombardement allié. Mais que pèsent de fragiles convictions personnelles d'un homme seul, face à d'implacables circonstances ?