Yseult et ASI, histoire d'une erreur factuelle
Loris Guémart - - Déontologie - Le médiateur - 22 commentairesLa chanteuse Yseult n'avait pas apprécié un portrait du Monde, et le site Nylon avait publié sa propre version de l'entretien, agrémentée d'une sévère critique du quotidien. Mais notre propre article comportait une erreur factuelle majeure. Que s'est-il passé ?
Une partie de l'article de Maurice Midena, consacré à des débats journalistiques houleux ayant suivi la mise en ligne par Le Monded'un portrait d'Yseult, exposait "le problème des citations recomposées ou tronquées". Car d'après le journaliste auteur du contre-portrait de Nylon, le titre du Monde, "je suis une femme incroyable, obèse, qui s'aime et se déteste", était en réalité "une agrégation de petits morceaux de réponses prononcées au fil de l’interview". Il n'avait d'ailleurs même "pas entendu" le mot "incroyable" dans l'enregistrement de l'entretien qu'une Yseult fort mécontente de l'article du Monde lui avait fourni. Et nous écrivions que cette phrase : "n'a pas été prononcée telle quelle par Yseult." Cette phrase laissait entendre à nos lecteurs que nous reprenions à notre compte les affirmations du journaliste de Nylon.
Sauf qu'elle est factuellement fausse, comme nous l'avons précisé ce 16 juin dans une mise à jour de l'article initial. Yseult a en effet bien prononcé telle quelle ou presque la citation utilisée en titre par Le Monde, selon un enregistrement que nous avons obtenu il y a plusieurs jours : "En tout
cas, ce que je suis, vous le voyez tous très bien, vous avez honte de le
dire, vous voulez pas le dire, vous voulez pas le définir, bah moi je
vous le dis : j'suis une femme incroyable, talentueuse, en obésité
massive, qui s’aime et qui se déteste." Pourquoi n'avions-nous pas utilisé le conditionnel, ou précisé que cette affirmation était celle du journaliste de Nylon
? Et d'ailleurs, avions-nous demandé à écouter cet enregistrement ? Enfin, pourquoi un tel délai de correction après avoir obtenu confirmation que la phrase avait bien été prononcée ?
Tout commence jeudi 3 juin en conférence de rédaction. Chargé d'assurer l'intérim de la rédactrice en chef, en repos, je valide ce sujet proposé par Maurice. Et insiste sur la nécessité de ne pas seulement rapporter les torrents de critiques de journalistes contre Yseult sur Twitter, mais aussi d'examiner sans préjugés les reproches d'Yseult et de Nylon. Parmi eux figure le titre litigieux : or, quelques semaines auparavant, Paris Match avait inventé une citation de l'ex-président brésilien Lula, épisode sur lequel nous étions revenus. Il m'a donc semblé possible, sinon probable, que Le Monde se soit livré à un exercice identique. Maurice entre en contact avec Thémis Belkhadra, le journaliste de Nylon : "J'interroge le journaliste sur le contenu de l'enregistrement, sur ce qu'il reproche à l'article du Monde, et sur les reproches qu'on peut lui faire. Il me dit qu'il détient l'enregistrement, je ne pose pas de questions pour savoir s'il est complet, et ne lui demande pas de me le transmettre. J'ai péché par naïveté."
Maurice échoue à joindre Yseult malgré des messages privés via Instagram, ainsi qu'à ses représentants et à ses labels. Il ne parvient pas plus à joindre la collaboratrice du Monde Jane Roussel malgré un message privé sur Twitter (nous apprendrons plus tard qu'elle avait coupé Twitter suite au harcèlement qu'elle y subissait de la part des fans d'Yseult), ni sa rédactrice en chef qui ne répond pas au courriel envoyé sur sa boîte professionnelle. "On part en étant à peu près certains que tous les faits avancés par Nylon étaient vrais. Le silence public, et la non-réaction à nos messages du Monde renforcent cette idée", se souvient Maurice. Vendredi après-midi, je fais une première relecture rapide. Je ne tique ni sur l'enregistrement, ni sur le ton affirmatif de la phrase fausse. Lundi 7 juin, Emmanuelle Walter est de retour : elle édite l'article. "Je me suis concentrée sur la forme, soucieuse que l'enquête soit valorisée, et je n'ai pas relevé le fait que Maurice ne semblait pas avoir écouté lui-même l'enregistrement, pas plus qu'on n'a pris de précaution par rapport au récit du journaliste de Nylon. C'était une erreur."
L'article est publié le jour même. Vendredi 11 juin, un journaliste du Mondeinterpelle Maurice sur Twitter afin de savoir "par quel biais" il a tenté de joindre Jane Roussel. Ils échangent ensuite en privé, Maurice donne son numéro en indiquant qu'il serait très heureux d'échanger avec l'autrice du portrait du Monde. Roussel l'appelle dans la soirée et lui assure qu'il se trompe concernant le titre de son portrait. Maurice parvient, le lendemain, à obtenir un extrait de l'enregistrement où, effectivement, Yseult déclare bien ce que Le Monde citait et a mis en titre. Mais pour des raisons familiales, il n'écoute l'enregistrement qu'au retour au travail, lundi 14 juin. Et constate que Roussel avait raison. Il en parle à Emmanuelle. Décision est prise de publier cet élément, dans notre espace "mise à jour". Mais Maurice souhaite d'abord confirmer auprès de sa source qu'il peut évoquer l'enregistrement, obtenir des explications du journaliste de Nylon, et proposer à Roussel ainsi qu'au Monde de commenter le tout. Le quotidien du soir ne souhaite pas s'exprimer plus avant, et Belkhadra ne peut répondre que ce 16 juin : il nous indique ne pas avoir entendu la fameuse phrase en écoutant de nouveau l'enregistrement, mais nous apprend que celui-ci est tronqué, s'interrompant subitement lorsque l'entretien d'Yseult avec Roussel semble approcher de la fin.
Fallait-il procéder différemment ? Oui. Nous aurions dû demander l'enregistrement au journaliste de Nylon
, et préciser explicitement dans l'article si nous avions pu l'entendre ou pas, en ne laissant aucune possibilité au lecteur de penser que nous apportions confirmation de ce que nous avait dit Belkhadra. Nous aurions aussi pu tenter de joindre la journaliste du Monde par d'autres biais que sa seule messagerie privée Twitter – même si, selon nos informations, sa rédactrice en chef au Monde avait bien reçu notre courriel. Enfin, il eut fallu collectivement nous mobiliser plus rapidement afin de proposer une mise à jour de l'article (qui sera signalée, comme ce billet du médiateur, par des messages sur les réseaux sociaux).