Saint-Brevin : derrière "la" photo, un soutier de l'info locale

Loris Guémart - - Médias traditionnels - (In)visibilités - Sur le gril - 15 commentaires

Cette photo du maire de Saint-Brevin-les-Pins (oui, sans accent malgré l'insistance des journalistes à vouloir en mettre un) a été publiée par la quasi totalité des médias français, et l'information qu'elle révèle a fait le tour du monde. Même Daniel Schneidermann a choisi de s'y attarder dans un de ses matinautes. Cette image, la voici telle que diffusée au journal de 13 h de France 2, sans crédit photo :

Dans d'autres publications, elle est attribuée à "PHOTOPQR/OUEST FRANCE/MAXPPP", ou encore à "Maxppp - Florence Lambert / Ouest France". Ces différents crédits sont respectivement incomplets et erronés : en réalité, son auteur s'appelle Jean-Yves Rigaud, il est Correspondant local de presse (CLP) pour Ouest-France à Saint-Brevin-les-Pins, et il a pris deux photos ce matin-là. Mais laissons-lui plutôt la parole.

"Le 22 mars, j'ai été averti par un membre de la famille de Yannick Morez, que je connaissais bien, qu'un incendie volontaire avait été déclenché à son domicile. Je me suis donc rendu immédiatement sur les lieux où les gendarmes étaient déjà présents, se souvient-il auprès d'Arrêt sur images. J'ai immédiatement pris contact avec le maire qui était encore dehors à ce moment-là, dans sa cour, devant son domicile. Je ne voulais pas qu'il se sente agressé par ma présence, j'ai donc demandé à sa femme l'autorisation de prendre des photos. Elle m'a aussitôt donné l'autorisation, et c'est donc à ce moment-là que j'ai pris deux photos. Yannick Morez est alors consentant, et je ne viole pas son intimité, alors qu'il était en état de sidération."

Un état de sidération qui apparaît sur ces clichés. Ils sont recadrés sans les gendarmes (à leur demande) par l'auteur, puis envoyés avec une brève au bureau d'Ouest-France dont Jean-Yves Rigaud relève. Les deux photos sont publiées sans son nom, mais avec le crédit et la signature de la journaliste du quotidien ayant remis en forme son texte après avoir rappelé l'édile. La description du contexte entourant ses photos semble se confondre avec le travail de n'importe quel journaliste : il connaît son terrain, a pris la bonne photo au bon moment, avec le respect nécessaire. Sauf que Jean-Yves Rigaud n'est ni journaliste, ni salarié du quotidien.

L'auteur de ces photos marquantes est prestataire indépendant, sans contrat ni protection sociale, comme plusieurs milliers d'autres dans toute la France – ces CLP produisent parfois la majorité des actualités locales publiées par la presse régionale. Ses deux photos, selon la grille des rémunérations des CLP d'Ouest-France, lui sont rémunérées 4 euros pièce… ainsi que 50 % des droits d'auteurs que rapporteraient des republications via la plateforme d'images MaxPPP. Comme avec ses journalistes, Ouest-France s'attribue 50 % des revenus de leur travail, donc, sans qu'ils aient le moindre droit en retour, même pas celui de pouvoir refuser ces republications, statut oblige. "La photo est parue dans Mediapart, le Monde, Libération, le Figaro et un nombre incalculable de médias, parfois créditée du nom d'une journaliste… Mais l'auteur est correspondant local, à Saint-Brevin. Jean-Yves Rigaud", a donc tenu à rappeler sur Twitter le Collectif national des Correspondants locaux de presse, déplorant comme je le faisais ci-dessus : "Son nom n'est apparu nulle part."

Alors, je sais, je vous en parle tout le temps, des CLP. On avait révélé la naissance du collectif qui défend aujourd'hui une évolution de ce statut légal. On avait dévoilé l'existence et la teneur de livrets de formation et journaux internes de plusieurs médias régionaux qui attendent manifestement de leurs CLP, à en juger par l'étendue des conseils prodigués, un travail ressemblant trait pour trait à celui attendu des journalistes de leurs rédactions. Et on a plus récemment fait témoigner l'un des CLP du groupe Var-Matin ayant osé faire part de revendications collectives.

Pourquoi en parler, alors que leur situation n'intéresse pas ou peu les médias parisiens, et subit l'omerta des grands groupes de presse régionale ? Parce que leur statut légal fait de leur exercice du journalisme local, jusque dans les plus petites communes de France, une simple prestation de service – avec la même liberté de se conformer ou de partir que celle d'un chauffeur VTC avec Uber, ou d'un vidéaste avec les desideratas de YouTube et Twitch. Le tout à un tarif défiant évidemment toute concurrence, et n'incluant aucune cotisation sociale. Donc aucun droit social. Et même pas, hors de leurs communes de couverture où ils et elles sont souvent identifié·es comme journalistes, la reconnaissance publique : dans la plupart des journaux, les CLP ne peuvent en effet signer ni leurs articles ni leurs photos.

Bref, vous l'aurez compris, vous n'avez pas fini de me voir râler sur le sujet. Au moins jusqu'à ce que d'autres médias se penchent sur cette lutte sociale des professionnel·les de l'information les moins bien loti·es de ce pays – ce qu'a d'ailleurs fait Libération le 25 mai, après publication de cet édito.


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