"La vie continue" : une plage à Gaza

Daniel Schneidermann - - Intox & infaux - Obsessions - 114 commentaires

En mai 68, j'ai dix ans. Un mois durant, "les affrontements" comme le rapporte Europe 1 chaque matin, ravagent le quartier latin. Barricades, pavés arrachés, charges policières, reportages enflammés, occupation, fermeture et réouverture de la Sorbonne. Je vis à cinq stations de métro de l'Odéon.  Mes nuits sont paisibles. Pas un seul tir de lacrymo ne les troublera. Ma classe de CM2 se poursuit tranquillement. Tout juste ne vais-je plus jouer au Luxembourg, trop proche de la rue Gay Lussac. Seule traduction des "événements" dans mon quotidien : pour des motifs obscurs, la suppression de la solennelle distribution des prix de fin d'année, avec élus débonnaires en écharpe tricolore.

En 1984, je me trouve en reportage en Nouvelle Calédonie, au coeur de la première insurrection indépendantiste. Le territoire est zébré de barrages. Entre caldoches et kanaks, en brousse, les affrontements sont meurtriers. Au départ de Nouméa, chaque matin, les reporters métros se rendent "sur le front", qu'ils atteignent en quelques heures de voiture.  Au retour, ils retrouvent leurs hôtels, leurs dîners de langoustes, les plages de Nouméa bondées d'une foule joyeuse.

Tous les reporters de guerre le savent : au coeur de l'horreur multiforme (bombardements, affrontements, rafles), à quelques kilomètres, à quelques quartiers, parfois à quelques pâtés de maison, la vie poursuit paisiblement son cours. Il est toujours possible de photographier ou de filmer "la vie qui continue". On ne fait généralement pas ces images-là, parce qu'aucune rédaction ne les achèterait. Elles ne seraient pas bankable. On zoome sur le massacre, sur la destruction, sur la détresse. Pas de plan large. Cela ne signifie pas que ces images d'horreurs soient plus fausses ou mensongères que les autres. Elles sont l'événement.

Je vous raconte ça, à cause de l'émoi provoqué hier sur mon réseau favori par cette vidéo, postée par Julien Bahloul (nous vous avons parlé ici de cet agent d'influence israélien).

 Je ne sais rien des circonstances de cette vidéo, sauf que l'absence de plans serrés sur les personnages laisse supposer que le filmeur se trouve à une certaine distance des filmés (on peut raisonnablement supposer qu'il s'agit d'un soldat israélien). Je ne sais pas pourquoi ces gens sont sur cette plage, s'ils n'ont aucun autre endroit où survivre, ou si c'est pour leur plaisir, ou les deux, ou autre chose.

Sans surprise, cette vidéo a suscité d'infâmes réactions, sur le mode "dites donc, pour un peuple génocidé, ils prennent du bon temps". La palme de l'infâmie revient à l'activiste plagiaire en série Rachel Khan. Un jour, il faudra essayer de comprendre comment les circonstances peuvent faire d'une personne lambda, ni meilleure ni pire que les autres, une créature sortie de toute humanité. Mais c'est un autre sujet.

Cette vidéo m'a rappelé d'autres photos. Celles de Robert Zucca, auxquelles nous avions consacré une émission en 2008. En 1942, Zucca avait photographié (en couleurs) la vie qui continuait à Paris, l'année même de la rafle du Vel d'Hiv. Cette année-là, à quelques stations de métro de la rue des rosiers, on bronzait sur les quais de Seine, on draguait au Luxembourg, on dansait à Belleville. Zucca travaillait pour le magazine collabo Signal, tout heureux de montrer, sous la botte nazie, un Paris paisible. Une différence notable avec la vidéo Bahloul, c'est qu'il n'existe aucune photo de la rafle du Vel d'Hiv, alors que le génocide en cours à Gaza, en dépit de l'hécatombe de journalistes, reste relativement documenté (hier encore, dans un excellent numéro d'Envoyé Spécial, sur France 2).

Supposons, dans l'hypothèse le plus favorable à Bahloul, que ces gens sur cette plage, oui, goûtent un authentique moment de détente, entre deux bombardements, entre deux alertes, entre deux deuils (comme sous l'Occupation, encore, on dansait malgré l'interdiction des bals). Supposons, toujours dans le registre de propagande "n'écoutez pas ce qu'on vous raconte, la vie continue", qu'au coeur de la menace de famine subsistent, ici ou là, des marchés sur lesquels on peut encore trouver de la nourriture, comme le révélait récemment avec ébahissement David Pujadas sur LCI. Les 33 000 morts de Gaza, dans l'indifférence occidentale, en sont-ils moins morts ?



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