Sur X/Twitter, les jeunes militant·es et leurs harceleurs boomers

Élodie Safaris - - Calmos ! - 66 commentaires

Du pain, des roses et du harcèlement en ligne

Sur la plateforme X (anciennement Twitter), les jeunes militant·es de gauche se font systématiquement harceler lorsqu'ils et elles s'exposent, notamment en vidéo. Ce mois-ci, deux ont fait l'objet d'un déferlement de commentaires haineux pour avoir dénoncé l'offensive du gouvernement sur les abayas. À l'origine de ce qui tourne au cyberharcèlement, souvent les mêmes profils et mêmes discours de plus âgé·es qui se délectent d'humilier publiquement des jeunes dont ils méprisent profondément les engagements.

Le 13 septembre, deux vidéos de jeunes activistes de Révolution permanente ont suscité de nombreux commentaires haineux en ligne. Ces vagues de harcèlement illustrent deux phénomènes numériques courants: d'une part l'incapacité de certain·es à intégrer qu'on peut être féministe et défendre la liberté de toutes les femmes de se vêtir comme elles veulent. De l'autre, le mépris systématique de certains comptes de droite et d'extrême droite à l'égard de jeunes militant·es de gauche.

La première vidéo était diffusée par le compte Du pain et des roses, section genre et sexualités de l'organisation politique révolutionnaire Révolution permanente. Un "face caméra" du jeune Savannah dans lequel il appelle à se rassembler en soutien aux personnels en grève du lycée Utrillo de Stains, qui entendaient "exiger plus de moyens et dénoncer l'offensive islamophobe et sexiste du gouvernement sur les abayas". La vidéo cumule 3 millions de vues et plusieurs milliers de réactions, pour la majorité insultantes.

La seconde est celle d'une autre militante de Révolution permanente, Helena, qui fait un direct sur place quelques heures plus tard, avec 1,5 millions de vues et des centaines de commentaires haineux également. C'est ici le compte de la jeune femme de 16 ans qui est directement visé, là où Savannah a la "chance" de ne pas être mentionné dans la vidéo de son organisation.

Le discours politique du collectif Utrillo en lutte, tout comme de Révolution permanente, est clair : la polémique sur les abayas, en plus d'être un énième signe de la politique islamophobe du gouvernement, est un écran de fumée pour cacher "les attaques qui sont faites contre le système public d'éducation". Mais la déferlante "critique" ne répond jamais à ce sujet central. Celui-ci est entièrement ignoré, invisibilisé. Les réactions ne sont qu'un enchaînement d'argumentum ad personam teintés de sexisme et de transphobie, d'âgisme et d'islamophobie.

La dialectique des vieux cons

Après avoir fait défiler pendant un paquet d'heures les centaines de réponses aux vidéos, deux observations s'imposent à moi. La première, c'est que bien que certains commentateurs soient des commentatrices, la majorité sont des hommes. Des hommes d'un certain âge. Vous me voyez venir ? Oui, je vais lâcher le mot en B qui vous fait frémir : ce sont des boomers ! La seconde, c'est que l'on y retrouve toujours les mêmes types de remarques.

Qu'est-ce qu'un boomer ?

Vous avez tiqué en nombre suite à mon utilisation de ce terme dans mon Calmos sur Samuel Étienne. Je vous dois donc une petite précision : Si le terme vient évidemment de "baby boomer" et de l'expression "ok boomer" qui en découle, il ne sert pas (plus) à désigner et stigmatiser une personne pour son âge. Je l'utilise pour désigner une certaine mentalité (stéréotypée) qu'on attribue généralement à une certaine génération. Mais pas que. Le terme est régulièrement utilisé pour décrire des personnes de 35 à 55 ans, qui ne sont pourtant pas des baby boomers. Il est certes fourre-tout et péjoratif, mais n'est pas pour autant une insulte. Et ne sert pas ici à attaquer les personnes sur leur âge mais à désigner leur mentalité. À bon entendeur ! (phrase de boomer…)

Helena se fait traiter de tous les noms : "dinde", "gourde", "petit cerveau immature", "truffe daubée", "parfaite pouf gauchiste" ou "petite conne". Le mépris est omniprésent et se conjugue souvent avec des remarques sur son physique ou sa tenue: "Joli petit ventre mais rien dans le crâne !!!" ; "Vêtue de probité candide et de… peu de choses". Nombreux sont ceux qui lui ordonnent de "ranger" son nombril : "Commence par faire ton appel avec un haut plus décent déjà", lâche l'un d'eux. "Couvre toi !!!", s'exclame un autre. Une vague de commentaires sexistes dont certains prennent "la forme de menaces de viol" selon la militante avec qui j'ai pu échanger brièvement.

L'apparence de Savannah est tout autant commentée. Son look (moustache, piercing et débardeur) et sa transidentité supposée sont visés. Le jeune militant de la vidéo du Pain et des roses ne répond pas aux stéréotypes de genre, suscitant des attaques homophobes et transphobes virulentes. Il est tour à tour traité de "grosse folle", de "truc" ou encore de "chose". De "petite crotte""pédale", "déchet", "mongolien", "cagolle sous poppers" ou "vache qui rit". "On dirait un cauchemar" commente l'un. "Rien que voir ça (sic) tête j'ai envie de le tabasser !", renchérit un autre dans une violence inouïe.

Boomers harceleurs

Les comptes d'adultes qui répondent aux vidéos ne sont pas tous sous pseudonymat. Certains le font sous leur propre identité. Des journalistes et des personnalités politiques n'hésitent pas à participer à ce harcèlement en meute. On y retrouve les habitués de Calmos, parmi lesquels des journalistes : Emma Ducros, Bérangère Viennot ou encore Zohra Bitan – comme quoi le sexisme crasseux peut être féminin. Et des politiques : Amine El Khatmi, cofondateur du Printemps républicain, le porte-parole du Rassemblement national Julien Odoul, qui n'hésite pas à qualifier Hélena de "colla-bobo du jour", mais aussi des députés. Ceux-ci ne se contentent pas de commenter les publications, ils les "QRT", ajoutant leur commentaire au retweet et les affichant ainsi à leurs milliers d'abonné·es.

D'autres vont encore plus loin. Le compte @RetourSardine est responsable d'une grande partie des messages haineux qui ont visé les deux militant·es. Celui (ou celle) qui est apparu début août derrière ce pseudo se fait passer pour le désormais inactif "Sardine Ruisseau" (auquel j'avais consacré une chronique). 

J'écris "se fait passer" car les pratiques du compte laissent penser que ce n'est pas la même personne. Ici (voir captures ci-dessous), il fait mine de construire une "famille", cherchant son "iel" et incite ainsi ses abonnés à prendre part au harcèlement. Le compte n'hésite pas à mentionner les comptes qu'il livre en pâture à ses plus de 33 000 abonnés. Au risque, en plus, de se planter et de balancer la mauvaise personne : le harceleur en chef confond ainsi le militant de la vidéo avec un autre camarade à lui et provoque le harcèlement du second, contraint de passer son compte en privé pour se protéger des messages haineux qui en découlent.

Le paradoxe du "boomeur harceleur" réside dans le fait d'infantiliser à outrance ces jeunes militant·es tout en n'hésitant pas dans le même temps à les harceler publiquement, et en répondant à qui oserait les critiquer que ces jeunes sont assez grand·es pour être ainsi malmené·es. Trop jeunes pour penser par eux-mêmes mais pas pour se prendre des vagues de haine destructrices. Ainsi, Helena est une "pauvre petite manipulée", "lobotomisée", "idiote utile islamophile" qui "répète béatement le discours familial". Le mépris âgiste franchit un cran avec les commentaires visant Savannah : "Le daron qui a enfanté ça , il doit se demander chaque soir dans son lit en position fœtale ce qu'il a mal fait , c'est terrible."

Abaya ou crop top : faux paradoxe et amalgames fallacieux

Parmi les attaques sexistes, âgistes, lgbtphobes et des commentaires islamophobes, l'on retrouve deux récurrences. La première, c'est l'incapacité à penser la liberté de se vêtir des femmes comme s'appliquant à toutes les femmes, musulmanes comprises. Pour ces comptes, il est incompatible de porter un crop top et de défendre les jeunes femmes à qui l'on interdit de porter certains vêtements couvrants (considérés comme religieux).  "Si tu veux être cohérente avec les idées que tu défends couvre toi, ne te maquille pas, et tu seras crédibles", rétorque un internaute à la militante lycéenne de 16 ans. "J'ai jamais compris pourquoi les LGBTs soutiennent l'islam alors qu'on connaît tous leur avis sur les LGBTs",  commente un autre sous la vidéo de Savannah. 

Les métaphores pleuvent pour exprimer ce faux paradoxe : "La dinde qui défend Thanksgiving", "la vache qui défend les abattoirs", "un mouton qui fête l'Aïd". Bref, l'idée est là : "Défendre des gens qui n'hésiterai (sic) pas à te couper la tête dans leur pays. MDR les LGBT sont vraiment drôle (sic)." Cette vision des choses (le supposé paradoxe et les amalgames grossiers avec) se retrouve dans un dessin systématiquement brandi sur les réseaux lorsque des féministes ou personnes LBGTQ+ s'expriment afin de défendre des personnes musulmanes ou considérées comme telles. La personne LGBTQ+ (bien caricaturée avec cheveux roses et débardeur LFI) brandit une pancarte avec le portrait d'une femme voilée alors qu'à ses côtés, une femme portant un niqab tient à bout d'une pique la tête (coupée donc) de la personne LGBTQ+. Le parallèle est fallacieux et l'amalgame aux relents islamophobes assumés : femme portant le foulard = femme entièrement recouverte d'un niqab = islamisme.

La seconde récurrence est la convocation permanente de l'Afghanistan et de l'Iran où des femmes sont tuées pour avoir osé retirer leurs voiles. "En débardeur, le ventre à l'air, cheveux lâchés, elle nous explique qu'elle défend l'abaya ! Les iraniennes ou les afghanes apprécieront…" ; "Vous n'avez aucune honte!!!les femmes et les hommes qui ne veulent pas de ces chiffons sont tortures violes assassiner en Iran et battues et invisibiliser chez les talibans!!". Un élément rhétorique qui revient dès qu'il est question du voile. Dans ma chronique de 2022 consacrée à l'obsession politico-médiatique qu'est le burkini, Association citoyenne balayait ces arguments fallacieux d'un revers de main : "Il faut rappeler que ces pays sont des dictatures ou, au mieux, des régimes autoritaires donc les droits de toutes les personnes y habitant sont bafoués. Le seul point commun entre la France et ces pays c'est la volonté de contrôler le corps des femmes et donc leur manière de s'habiller." Pas mieux.

Le raisonnement spécieux est pourtant répété des centaines de fois : "L'espérance de vie de ce jeune garçon dans une République islamique doit être sensiblement égale à celle d'un piéton marchant sur la bande d'arrêt d'urgence de l'autoroute A1. 10 minutes ?" Comme si dénoncer les manigances médiatico-politiques du gouvernement (polémique nationale pour moins de 300 cas recensés le jour de la rentrée sur les 4,5 millions élèves du secondaire public) et la stigmatisation des jeunes filles musulmanes qu'elle entraîne, sur un sujet dont le flou, le conflit et l'arbitraire sont légion, c'était défendre des régimes autoritaires islamistes. Comme si les personnes LGBTQ+ n'avaient aucune conscience du sort qui leur est réservé dans d'AUTRES pays. Comme si défendre le droit de leurs camarades de classe à porter ce qu'elles veulent, c'était militer pour la charia. 

Lodéon, l'archétype

La réaction d'un homme illustre à merveille les publications condescendantes, parfois haineuses, que je pointe ici. Frédéric Lodéon est une figure de Radio France, où il a animé la célèbre émission de musique classique Carrefour de Lodéon durant plus de 20 ans. Cet homme a priori respectable a consacré trois tweets à la vidéo d'Helena. La livrant, de cette manière, trois fois de suite à ses quelques 9 660 abonnés.

Le musicien de 71 ans, qui coche toutes les cases du "boomer harceleur", est coutumier du fait. Au milieu d'une myriade de tweets farouchement anti-Nupes ou #saccageParis, il adore afficher publiquement les jeunes militant·es de gauche. Au cœur de l'été, il n'avait pas hésité à s'attaquer à de nombreuses reprises au jeune syndicaliste lycéen Manès Nadel – dont le quotidien est ponctué de messages condescendants et haineux. 

Non content de produire plusieurs tweets en réponse à Nadel qui se moquait de Bernard Arnault, Lodéon s'était amusé à afficher son visage plein pot dans une publication moqueuse. Et à republier sans aucun discernement tous les commentaires – du même niveau que les siens – reçus en réponse.

Difficile de trouver des justifications au comportement numérique de Lodéon, qui a tout d'une pratique de cyberharcèlement. On pourrait imaginer qu'il ne maîtrise pas les codes et le fonctionnement de X/Twitter et que son inculture numérique le rend incapable de comprendre les phénomènes de meute et les effets de ses nombreux QRT ("Quote-retweet" pour "retweet avec commentaire"). Mais j'en doute.

En août, alors qu'il s'acharnait sur Nadel, de nombreux twittos lui signalaient en effet l'indécence consistant à harceler de la sorte un mineur. L'ancien animateur de radio restait absolument sourd face à ces tentatives de lui faire entendre raison : "Si on le laisse faire, dans dix ans cet apparatchik devient un vrai danger pour la société", répondait-il ainsi à l'un.  À grand renfort d'émojis groupés, il s'amusait à corriger l'orthographe souvent approximative de ses interlocuteurs comme seule réponse à leurs critiques de fond. Un troll boomer en roue libre, du genre à mériter une confiscation de smartphone. Persuadé que le syndicaliste lycéen est un "agresseur qui se victimise et n'assume pas [ses] saletés", il n'hésitait pas à remettre une pièce dans la machine lorsque Nadel se plaignait de la vague de harcèlement dont il avait été victime par sa faute : "Ça alors, j'insulte, je traite de débile un des plus grands entrepreneurs du monde, honneur de la France, du haut de mes 15 ans bouffis de prétention, et je m'étonne de prendre une fessée en public. Pauvre petit chou. PS : va voir sur Wikipédia : Boomerang."

Pourquoi sont-ils aussi méchants ?

Si Lodéon a bien le droit d'être un réactionnaire patenté, et si ses comportements numériques sont particulièrement outranciers, il représente ses nombreux pairs, pour qui se moquer publiquement de jeunes militants n'est pas un problème. Bien sûr, qui prend la parole publiquement s'expose. Bien sûr, il ne s'agit pas de céder à l'insupportable tendance du moment qui consiste à qualifier de harcèlement toute critique en ligne. Mais justement, les arguments ne sont pas politiques. Plus précisément, ils sont intrinsèquement politiques, mais la réplique ne se situe pas sur le terrain de l'argument intelligible et étayé, seulement sur celui de la moquerie, du dénigrement et de l'attaque ad personam. D'ailleurs, ces twittos qui fustigent l'engagement politique des jeunes lycéen·nes et étudiant·es dont je vous parle ici sont souvent les mêmes qui déplorent et dépeignent une jeunesse fainéante passant ses journées à jouer aux jeux vidéo sur leurs canap'. 

Alors, pourquoi sont-il aussi méchants ? Est-ce une question de rapports de pouvoir et de domination ? La jeunesse est partout caricaturée, méprisée et malmenée, et surtout dans l'espace politico-médiatique. Accusée d'être toujours plus inculte et influencée par "internet" ou les jeux vidéo. Mais qui, ici, se montre d'une inculture numérique crasse ? Qui ignore ou fait mine d'ignorer les effets dramatiques que peuvent avoir les phénomènes de meute et de haine en ligne ? Les mêmes qui s'indignent du harcèlement scolaire et des drames qui en découlent semblent incapables d'envisager que leurs comportements sont également délétères. Et ont des conséquences concrètes sur la santé mentale des jeunes militant·es qui s'exposent en ligne. Est-ce que parce que leur défiance vis à vis de l'islam et leur islamophobie (plus ou moins refoulée) dépasse, de loin, leur capacité à se retenir de céder à la moquerie collective ? Au Bondy Blog, le sociologue Haoues Seniguer pointait une "logique du soupçon". Et observait "une forme de réaction épidermique" aux "manifestations publiques de l'islam" pouvant être interprétées "comme de la provocation". Est-ce que cette obsession collective est plus forte que tout ? 

Ou est-ce (encore) la faute de X/Twitter, qui nous rend inlassablement toujours plus mauvais ? On le sait, les contenus haineux ou polémiques sont plus viraux que les autres et la situation n'a fait qu'empirer avec l'ère muskienne, les abonnements premium, et la monétisation de ces comptes. On le sait, la grammaire de la plateforme nous pousse à poster plus vite que notre ombre, à surréagir (coucou Daniel), à en avoir une utilisation frénétique qui peut aller jusqu'au burnout. Nos biais et nos opinions ancrées nous poussent à faire meute, au tweet-clash, aux petites phrases et à la mise en scène de nos échanges interpersonnels à grand renforts de "quote-RT" comme pour dire "regardez comme je l'ai bien mouché". S'indigner, se moquer, pointer du doigt, encore et encore jusqu'à l'écœurement. Twitter n'est (presque) que ça, et s'enfonce chaque jour un peu plus en s'autocaricaturant. 

Mon biais de sale gauchiste me pousserait à trouver les réac' plus cruel·les et sujets à harceler que les autres. Mais qu'en est-il vraiment ? Tous les jours, des militant·es de gauche se vautrent aussi dans les attaques basses, les affichages à leur communauté et se rendent coupables de cyberharcèlement plus ou moins consciemment. Mais les couches de sexisme, d'âgisme, de transphobie, d'homophobie et d'islamophobie me rendent les attaques qui visent les jeunes militants révolutionnaires encore plus insupportables et leurs artisans, encore plus détestables. 


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