Samuel Étienne : bienveillant intergénérationnel ou boomer sexiste ?
Élodie Safaris - - Nouveaux medias - Calmos ! - 108 commentairesDerrière la polémique, une histoire de sexisme ordinaire
Considéré comme le journaliste bienveillant par excellence, y compris depuis qu’il pèse dans le “Twitch-game”, Samuel Étienne a été pris ces dernières semaines dans une polémique à rebondissements, et accusé de sexisme.
Chaque vendredi, Samuel Étienne organise une émission Twitch, plateforme de streaming en direct, dans laquelle il s'entoure d'invités afin de commenter l'actualité. Le journaliste et animateur, 52 ans, sélectionne quatre sujets d’actu et les commente pendant plusieurs heures avec ses convives, dans une ambiance détendue. Le 28 avril, le présentateur de Questions pour un champion avait convié quatre hommes du milieu du jeu vidéo (les youtubeurs Laink, Julien Chièze, Zack Nani et le streamer MoMaN) pour évoquer -entre autres- la question du sexisme dans le gaming, à l’occasion d'une énième étude de l'Ifop sur le sujet.
Symbolique et polémique
Dès la publication du tweet annonçant les thèmes et les invités, des internautes s’indignent :"
En fait, c'est comme une émission de BFMTV mais sur Twitch, parler de sujets que l'on ne maîtrise pas sans inviter les personnes concernées, et qualifiées"
; "Une brochette de mecs cis pour parler du sexisme : fin de la blague"
; "Vraiment, comment c'est possible en 2023 de ne pas systématiquement inviter des gens concernés lors de débats ?"
. "Trop de coucougnettes pour parler sexisme",
commente également l’animatrice Valérie Damidot, qui a son rond de serviette dans l’émission. Mais c'est la publication du twitto (et streamer) Grink qui met le feu aux poudres en partageant une capture d'écran du plateau. Près de 900 retweets, 7 000 likes et de 1 000 commentaires, la publication a été vue 3,5 millions de fois.
On lui reproche également la forme interrogative du sujet. "Le gaming est-il sexiste ?",
comme si le doute était permis. Enfin, le profil des invités est lui aussi passé au crible et certains d'entre eux sont jugés "problématiques". On y retrouve pêle-mêle de la culpabilité par association et des exhumations d’histoires interpersonnelles qui relèvent de maladresses et semblent sans grand intérêt vu d'ici. Mais pas que. En 2018, l'un d'eux s'était fendu d’une remarque sexiste à destination d’une autre joueuse. Révélée deux ans plus tard, l'affaire avait même fait l’objet d’articles de presse. MoMaN, le streamer en question, évoque d'ailleurs lui-même cette histoire chez Samuel Étienne (ici à 7:08) en faisant son mea culpa et en rappelant le devoir des streamers/influenceurs d’être irréprochables sur ces sujets. Sans dec'.
Une séquence décontextualisée
En réalité, Samuel Étienne n'a pas "invité quatre hommes pour parler de sexisme"
. Il n'a pas fait ce choix de convives en fonction des sujets traités. Son émission, L’Hebdo est Tienne
, qui existe depuis septembre 2022, et a désormais pour "sponsor" France Télévisions, est une émission de "talk". L'animateur cale ses invités à l’avance et décide bien plus tard des sujets qui seront évoqués selon l’actualité de la semaine. Conscient du malaise, il avait d’ailleurs pris les devants en introduction du live pour convenir que l’image était "un peu étrange"
. Et ce d'autant qu'habituellement, il est plutôt bon élève en la matière (contrairement à ce qu'a pu affirmer, à tort, la porte-parole du parti pirate). Loin d'une parité stricte, l'animateur invite malgré tout quasi systématiquement au moins une femme. Sur un peu plus de 30 émissions, l'assistance 100% masculine ne s'est produite qu'à deux reprises. C'est vraiment mal tombé...
Un argument que le journaliste reprend dans sa défense dès le lendemain, dans un (très) long thread adressé à celles et ceux qui l'ont "attrapé par le col ces dernières 24H pour [le] qualifier de sexiste et/ou de misogyne"
. Il y plaide également que, conscient du caractère dérangeant de son plateau 100% masculin, il aurait pu annuler mais que le sujet lui tenait trop à coeur pour cela : "Le sexisme est une chose trop grave pour que les garçons ne puissent pas s'en emparer, comprendre leurs torts éventuels, réfléchir aux solutions. Ce n'est pas en niant à la moitié de l'humanité de droit de s'exprimer sur le sujet qu'on avancera"
. Sauf que personne n'a nié aux hommes le droit de s’exprimer dessus. Enfin, l'animateur se défend également d'être à côté de la plaque sur la question du sexisme dans le jeu vidéo et rappelle qu’il en a déjà parlé à maintes reprises en présence "de nombreuses streameuses et gameuses".
Les réactions à ces explications maladroites ne tardent pas. "Vas-y Samuel, continue donc à ne jamais écouter les féministes, ça serait dommage de te remettre en question. Ce n'est pas la première fois qu'on te le dit"
; "Comportement typique d’homme cis blanc qui ne se remet pas en question car il est certain d’avoir toujours raison"
; "Sinon tu peux juste reconnaître que tu as fais de la merde… ça fait jamais de mal",
suggère une autre. À ce stade, le seul moyen de s'en sortir est de s'excuser platement et de laisser la tempête passer.
Effet Streisand et DMCA
La polémique aurait pu s'arrêter là. Mais plus de deux semaines plus tard, elle ressurgit façon boomerang lorsque la streameuse Nat_Ali (déjà invitée par ASI pour parler de sexisme dans le jeu vidéo) tweete une capture d’écran d'un mail envoyé par Twitch lui signalant qu'elle a reçu un "strike DMCA". Après l'émission d'Étienne, elle avait proposé à ses spectacteurs un "react"
(visionnage commenté dont le camarade Vincent Manilève vous dit tout dans l'une de ses chroniques) de la séquence problématique.
Le DMCA (Digital Millenium Copyright Act) est une loi américaine qui protège le droit d’auteur et qui s’applique sur Twitch comme sur Youtube. Si vous utilisez son contenu sans son autorisation, un ayant droit peut envoyer une demande de retrait à la plateforme qui applique ensuite diverses sanctions pouvant aller jusqu’au "ban" (suspension du compte). Je ne rentrerai pas dans d'interminables considérations juridiques que soulève la question du DMCA et du format "react"
et pour lesquelles je n'ai aucune compétence (droit français ou américain ? Délimitations du "fair use" américain, etc). Même si du point de vue du code de la propriété intellectuelle (français), le "react"
ne semble pas faire partie des exceptions au droit d’auteur (analyse et courte citation, revue de presse et parodie), celui de Nat_Ali peut difficilement être vu comme une concurrence au contenu de départ tant le format est une version "augmentée" de l'émission initiale. Sur plus de cinq heures de live, la streameuse ne reprend que 40 minutes des quatre heures de l'Hebdo est tienne
, tout en diffusant la séquence en vitesse accélérée et en l’entre-coupant très régulièrement de commentaires critiques.
Pour Nat_Ali, ce "strike" n'est ni plus ni moins qu'une censure: "'J’y vois tellement un aveu d'un mec complètement dépassé qui utilise vraiment les outils de censure digne de la télé pour étouffer les critiques parce que ça lui a tiré les oreilles"
. Nombreux sont celles et ceux qui semblent également choqués de la démarche, à tel point qu'on assiste à un troisième round d'indignation et de polémique, encore plus massif. L’effet Streisand dans toute sa splendeur : "Samuel Étienne un vrai allié féministe (non lol BIG SURPRISE, vraiment on en tombe de la chaise)"
; "DMCA un‧e créateur/créatrice sur Twitch ce n'est pas un acte anodin, c'est mettre en péril le travail de quelqu'un qui est dépendant de la plateforme pour survivre. Honteux
". Les messages critiques et insultants visant Étienne pleuvent et plusieurs personnalités du stream français s'indignent de la démarche de l'animateur. Le shitstorm est par ailleurs décuplé par la publication de deux extraits de son live du 12 mai (près de 3 millions de vues) dans lesquels il n'est pas tendre avec la streameuse.
Dans ce même live du 12 mai, l’animateur revient - passablement énervé - sur le sujet et affirme : "Qu'on streame mon contenu sans me demander mon autorisation, en vrai ça me dérange pas c'est cool"
. Il reconnaît donc volontiers que c’est bien le contenu critique du stream de Nat_Ali qui a motivé sa réclamation auprès de la plateforme : "Moi je veux juste envoyer un message, c'est stop, car on est à la limite du harcèlement. Je ne ne veux pas qu'on react mon contenu sans mon autorisation pour dire 100% de la merde sur ce que je fais"
.
Bien qu’il y rappelle également à l’ordre certains de ses spectateurs ("n'allez surtout pas l'embêter, je veux pas qu’elle soit ciblée par des tweets"
), le streamer quinqua est également accusé d’avoir provoqué le harcèlement de la jeune femme qui s'est pris dans la foulée des dizaines de messages sexistes et insultants.
Exhumations et storytelling sexiste
Dès le lendemain, le journaliste acculé tente un contre-feu : "Nous sommes en désaccord ? Parfait, parlons-en ensemble, je vous invite sur ma chaîne Twitch"
, après avoir dit la veille qu'il n'était pas question de l'inviter sur sa chaîne. Peut-être a-t-il écouté ses viewers
? À moins que ses motivations ne soient plus opportunistes, comme l'interprète Nat_Ali : "J'ai l'impression que c'est uniquement pour redorer votre image, le tout après avoir pourri la mienne sur votre live en n'attaquant pas mes idées mais directement moi"
, lui répond-elle deux jours plus tard par thread interposé (et bien senti).
Comme souvent, lorsqu’on se retrouve pris dans un shitstorm
, les casseroles et tweets peu glorieux sont exhumés et les publications scrutées. Tout pour apporter sa pierre à l’édifice de l’indignation collective . Certain.e.s lui ressortent ce tweet (vieux d’un an) de mauvais goût et aux relents sexistes, qui lui avait déjà valu une volée de bois vert. Un autre publie un extrait de stream de l’animateur dans lequel il réagit (de façon trop laxiste apparemment) au propos d’un viewer
pour le moins réactionnaire. Nat_Ali et d’autres exhument également un tweet (supprimé depuis) qui lui avait valu, lui aussi, une polémique. Il y ironisait à propos des streameuses "hot tub" (dénudée, souvent en maillot dans un jacuzzi). L'on exhume enfin cette séquence gênante au possible, dans laquelle le streamer-boomer se prête au "jeu" de l’eyetracking lors du "Z Event" 2021. Le but ? Alors que des images de femmes sont diffusées à l'écran, une caméra suit votre regard pour observer où il se pose en premier sur la photo.
Je ne suis pas certaine qu'il soit pertinent de "victimiser" Samuel Étienne qui s'est bel et bien tiré une, voire plusieurs balles dans le pied. Mais à ce stade, il s'agit ni plus ni moins que de tirer sur l'ambulance. Et certains se font clairement plaisir, à l’instar de cet internaute qui ressort un extrait vidéo dans lequel Samuel Étienne tient des propos naïfs et discutables sur la valeur du mérite. Rien à voir avec la polémique du moment ? Peu importe, buzz assuré : 7,2 millions de vues pour ce tweet ! Enfin, les commentaires de certains défenseurs de Samuel Étienne dégoulinent de sexisme et d'insultes misogynes à l'égard de Nat_Ali. Un argument, pour certain.e.s que l'animateur l'est également, à l'instar de ses fans.
Boomer serial-bloqueur
Parmi les très nombreux commentaires assassins visant Samuel Étienne, deux remarques reviennent très régulièrement. Tout d'abord, le fait qu’il a bloqué énormément de féministes sur la plateforme, parfois à la suite de simples critiques. Le phénomène ne semble pas isolé et interroge sur sa susceptibilité.
Ensuite, c'est son incapacité à se remettre en question ou à s’excuser, comme le lui dit Nat_Ali dans son thread-réponse. Deux faces d’une même pièce : son incapacité à supporter et à entendre la critique.
"Dire qu'on pensait que ce gars était le plus sympachoupi du PAF pendant longtemps… putain la déception",
se plaint-on sur Twitter. Désormais, aux yeux de certain.e.s, Samuel Étienne est "méchant comme un roquet", "dangereux" et "tout l’inverse du mec bienveillant et ouvert". Nombreux sont celles et ceux qui se moquent également du fameux "FC Bienveillance" dont il est censé faire partie.
Marque de fabrique du présentateur de Questions pour un champion, cette fameuse bienveillance a peut-être été un peu surjouée et caricaturée par l'engouement médiatique qu'a suscité son succès sur Twitch. La gloire du stream aurait transformé notre "pipou" humble et bienveillant de la télé en un boomer misogyne à l'égo boursouflé ? C'est la théorie de certain.e.s.
Ce n’est pourtant pas ce qui ressort des nombreuses heures de live visionnées pour cette chronique, ni de ce que nous rapportent celles et ceux qui le côtoient. Alors quoi ? Bienveillant ou pas, Samuel Étienne reste un boomer privilégié (ce dont il convient parfaitement) qui pense et s’exprime comme un boomer privilégié. Ce qu'il évoque d'ailleurs dans la fameuse émission tant décriée, affirmant qu'il tente de s'améliorer et que le contact quotidien avec une génération plus jeune, plus "woke", l'aide à évoluer, notamment sur ces questions de sexisme. Ah !
Cette polémique à répétition n'a pourtant pas amélioré le cas de notre boomeur bienveillant. Ma théorie en la matière, c’est que les shitstorms subis nous radicalisent, mais pas dans le bon sens : si certains profils auront tendance à faire profil bas voire à s'autoflageller en cas de mise à l'index, d'autres auront tendance à se braquer, à surenchérir, et à devenir hermétique à toute critique - qui plus est quand un sentiment d'injustice les porte, comme souvent lors de propos dénoncés hors contexte. Cette fuite en avant peut pousser à réagir n'importe comment (ici, à base de DMCA ou de blocages à gogo) et à aggraver son cas, provocant ainsi un nouveau shitstorm qui permettra aux plus intransigeants de valider leurs théories du "sale type misogyne". Le narratif est dès lors posé, tous les extraits ou tweets exhumés sont interprétés à l'aune de ce récit. La polarisation bat son plein : soit Samuel Étienne est un misogyne en puissance masqué derrière un vernis de bienveillance, soit Nat_Ali est une "féminazi" dont la radicalité et la violence verbale rendent impossible tout dialogue. Attention : je ne dis pas que les deux se valent.
Colère saine et grosse fatigue : de la radicalité nécessaire
Dans le fameux stream du 12 mai, l'animateur tout terrain revient durant 30 minutes sur cette histoire et se dit choqué du "react"
de Nat_Ali qu'il trouve "extrêmement violent"
. Il voit même dans la démarche de la streameuse "une forme de harcèlement"
. Cette dernière s'en défend et estime avoir "juste critiqué de façon véhémente mais argumentée sa table ronde"
. Pour elle, la qualifier de personne mal intentionnée et dire qu'elle véhicule de la haine, c'est le meilleur moyen de faire abstraction (diversion ?) du fond du sujet éminemment politique. Difficile de lui donner tort.
Car c'est bien là le coeur du sujet de cet imbroglio twitteresque, en apparence sans intérêt. Là où Samuel Étienne voit une attaque ciblée qui ne cherche qu'à lui nuire ("pour le buzz"), l'enjeu est bien politique. Elle le répète à plusieurs reprises, Nathalie n’a personnellement rien contre lui. Ce qu'elle critique dans son "react"
c'est le fond des échanges et ce qu'ils disent du siècle de retard que ces hommes ont sur le sujet du sexisme.
Certes, le "react"
en question ne fait pas dans la dentelle. La streameuse-militante a un ton bien à elle (qui en agacera plus d'un.e) et qui m'a moi-même refroidie au premier abord. Oui, elle fait preuve de condescendance et se moque allègrement de tous les protagonistes de L'Hebdo est tienne,
parfois gratuitement. Oui, elle se positionne en donneuse de leçons dans le fond comme dans la forme. Mais comment ne pas la comprendre ? Comment ne pas partager son agacement et ses petits cris de désespoir contagieux lorsqu'on visionne avec elle la séquence ?
Surtout, contrairement à ce qu'affirment Étienne et une partie de sa communauté, les commentaires de la streameuse ne sont pas haineux. Pour certains, ils sont même parfaitement argumentés. Et aussi très drôles. En début de stream, la féministe prépare un "bingo" à cocher lors du visionnage qu'elle s'apprête à faire. On a vu plus violent.
Si certaines remarques sont évidemment pertinentes et que les constats sont là (OUI le sexisme est omniprésent dans le jeu vidéo), la séquence polémique a des allures de café du commerce. Comme le regrette la streameuse assassine, personne ne semble avoir bossé le sujet (et personne n'a lu l'étude de l'Ifop). Face à la médiocrité doublée de maladresse de ces cinq hommes réunis pour enchaîner les poncifs et parfois les fake news sur la thématique hommes/femmes, elle a le mérite de réagir avec humour. À l'instar de cette séquence dans laquelle elle se moque de Samuel Étienne qui raconte avoir tenté de "dé-genrer" au maximum la question des jouets de son fils qui pour une raison qu'il n'identifie pas, préfère les petites voitures.
La tonalité "haineuse" que croit identifier Samuel Étienne est en réalité de la colère. Une saine colère qui caractérise tous les mouvements de justice sociale et en particulier, le féminisme. Une colère légitime qui charrie des décennies de lutte et un sentiment d'injustice abyssal que provoque le patriarcat. Une colère face à laquelle tous ceux qui ne sont pas concernés devraient faire preuve de tolérance, de bienveillance et d'écoute. Surtout, les journalistes, les influenceurs, et plus largement les hommes qui ont accès aux savoirs en la matière, se doivent d'être à la hauteur de l'époque post-MeToo et ne peuvent plus se payer le luxe de nous donner à voir autant d'incompétence ou de maladresse. Autrement dit, et au risque de me faire traiter à mon tour de "féminazi" : on s'en fiche de savoir que vous êtes contre la guerre et contre le sexisme. Soyez à la hauteur du sujet ou taisez-vous.