Complots : Védrine et Pinçon-Charlot débattent de Bilderberg

La rédaction - - Complotismes - 354 commentaires


Télécharger la video

Télécharger la version audio

Le forum secret de Bilderberg a-t-il “fait” la carrière de Manuel Valls ? Est-il le lieu secret où l’oligarchie mondiale, à l’abri des regards, sélectionne ses futurs commis, chefs d’État et de gouvernement ? Et les deux questions qui précèdent sont-elles “complotistes” ? A Arrêt sur images, nous pensons que toutes les questions sont légitimes, dès lors qu’on se donne les moyens d’y répondre de manière informée, et contradictoire. Modèle du genre, cette émission de 2016, où nous avons réuni l’ancien ministre et oligarque supposé, Hubert Védrine, et la sociologue Monique Pinçon-Charlot, qui a récemment déclaré que la pandémie s'inscrit dans "une guerre de classe, que les plus riches mènent contre les pauvres de la planète. Et dans cette guerre de classes, il y a un holocauste". Si pour Védrine, ces rencontres ne sont que l’occasion “d’économiser dix rencontres et cinquante coups de fil”, pour Pinçon-Charlot, il s’agit “de faire prendre la mayonnaise oligarchique”. “Même si les complotistes sont délirants, il y a des complots” conclut Védrine. L’essentiel est que tous deux ont dialogué, et échangé. On aimerait y parvenir plus souvent.

Et si le monde était gouverné de façon occulte non par les Illuminatis ou les reptiliens, mais dans des rencontres semi-clandestines où de hauts responsables occidentaux côtoient à huis-clos des responsables économiques ou des dirigeants des médias ? Pleins feux dans cette émission sur les dîners du Siècle et sur les rencontres Bilderberg avec trois invités : Hubert Védrine, ancien ministre des affaires étrangères (membre du Siècle, et qui est allé deux fois à Bilderberg), Monique Pinçon-Charlot, sociologue et ancienne directrice de recherche au CNRS, ainsi que Bruno Fay, journaliste et auteur du livre <em>Complocratie</em> (Editions du moment, 2011)

Résumé de l’émission, par Anne-Sophie Jacques

Acte 1

Dans le monde des complots, il y a à boire et à manger – comme en témoignent nos émissions de cette série d’été. Et puis il y a des récits de complots appuyés sur des réalités plus tangibles. L’industrie du tabac qui nous vend ses produits soi-disant inoffensifs, en est un exemple. Mais nous avons choisi de focaliser sur les réunions à huis-clos des dirigeants de ce monde, et notamment à l’occasion des dîners du Siècle ou encore du groupe Bilderberg – cet "objet de fantasmes" comme le répètent à l’envi ceux qui s’intéressent au sujet… et qui le connaissent. Car certains semblent découvrir son existence – à l’exemple d’Yves Calvi qui, dans son émission C dans l’air, tombe de sa chaise en entendant le nom.

Pourtant, dès qu’on évoque Bilderberg, il suffit de quelques secondes pour que l’accusation de complotisme fasse surface. Il est vrai que la semi-clandestinité de ces réunions, ainsi que l’interdiction pour les participants d’en parler, encouragent les conspirationnistes qui ont tôt fait de les considérer comme le directoire d’un nouvel ordre mondial. Il nous fallait donc un témoin de premier plan, et l’ancien ministre socialiste des affaires étrangères Hubert Védrine en est un, puisqu’il a participé aux réunions du groupe Bilderberg mais aussi aux dîners du Siècle. A combien de réunions exactement ? Difficile de le savoir avant le début de l’émission. Il n’existe pas de liste officielle des membres du club Le Siècle. Quant au groupe Bilderberg, seule la liste des participants des trois dernières années est publiée sur leur site. Védrine révèle sur le plateau y avoir participé "deux fois seulement en tant que ministre, sur la dissuasion nucléaire".

Acte 2

Face au peu d’informations officielles, il a donc fallu trouver refuge dans les archives médiatiques pour dénicher des enquêtes sur le groupe Bilderberg – réuni pour la première fois en 1954, dans le plus grand secret, et révélé au grand public dans les années 60. Là encore, les trouvailles sont maigres. Côté télé, nous avons exhumé un JT de 1977 présenté par Yves Mourousi qui lance un reportage signé Dominique Bromberger, tout jeune journaliste à nœud papillon. Et ensuite ? Il faut attendre 2015, et un JT de Canal+, pour évoquer la réunion qui se déroule cette année-là en Autriche. De même, peu de littérature dans la presse sur le sujet, hormis un long papier de L’Obs.

Côté livres, notons Circus Politicus de Christophe Deloire et Christophe Dubois qui consacrent au sujet un bon tiers de l’ouvrage ainsi que Complocratie rédigé par notre deuxième invité, le journaliste Bruno Fay. Enfin, il nous a semblé pertinent de solliciter le regard de la sociologue Monique Pinçon-Charlot sur l’entre-soi des élites. Ancienne directrice de recherche au CNRS, elle a mené, en compagnie de son époux Michel, des enquêtes sur les puissants. Le couple est notamment auteur de Sociologie de la bourgeoisie paru en 2007 et Le président des riches – autrement dit Nicolas Sarkozy – paru en 2010 et qui fut l’occasion d’une invitation du couple sur notre plateau.

Mais entrons dans le vif du sujet : qu’est-ce que le groupe Bilderberg ? Fay commence par situer le contexte de sa création en 54 : "nous sommes en pleine guerre froide" et "les Américains souhaitaient ancrer l’Europe aux États-Unis". Ce fut donc au départ un mouvement atlantiste – rejoint par quelques têtes couronnées d’Europe – histoire de créer un bloc face aux soviétiques. A l’origine de Bilderberg mais aussi de la Commission Trilatérale (une petite sœur qui inclut le Japon et plus largement l’Asie en 1973) : David Rockefeller.

Si nous patinons sur sa biographie dans l’émission, voici l’occasion de retracer le parcours de cette "marque" comme le dit la sociologue. Petit-fils de John D. Rockefeller, fondateur de l’immense et richissime compagnie pétrolière Standard Oil, David fut officier de renseignement à Alger pendant la seconde guerre mondiale puis attaché militaire à Paris à la Libération. Il entre ensuite à la Chase Manhattan Bank pour en devenir le patron. Là, il côtoie les plus grands chefs d’État et est souvent considéré comme un des porte-drapeau de la cause étatsunienne d’après-guerre.

De son côté, Pinçon-Charlot préfère remonter aux accords économiques de Bretton Woods qui dessinent les grandes lignes du système financier international en 1944 et, de fait, imposent la volonté américaine d’étendre le système capitaliste à l’échelle de la planète. "Bilderberg et La Trilatérale sont la suite logique d’une histoire où les États-Unis veulent être le cheval de Troie au cœur de l’Europe néolibérale qu’ils veulent construire", explique la sociologue. Du "délire", selon Védrine qui soutient que les Américains ont assisté l’Europe de l’après-guerre bien malgré eux, ce qui explique qu’ils aient imposé leurs conditions. Certes ces réunions sont discrètes mais les dirigeants travaillent déjà ensemble à l’occasion de sommets comme le G8 ou le G20. Pourquoi un tel fantasme alors ? "Le système médiatico-mondial ne supporte pas la discrétion", estime Védrine.

"On ne décide rien dans ces réunions" assure également Védrine. "Les dominants ont toujours un déni des faits de la domination", répond Pinçon-Charlot. Or, "pour dominer, il faut cacher l’arbitraire de la domination. Les résultats de ces discussions ont des conséquences sur les peuples" poursuit-elle. Avant d’assurer que "Bilderberg est une petite étoile dans le ciel de l’oligarchie" où l'on retrouve également des institutions plus formelles comme la Banque mondiale ou le Fonds monétaire international, toutes deux créées "en 1944 avec un droit de véto des Etats-Unis. Aucune décision importante ne peut se prendre, rappelle la sociologue, s'il n'y a pas 85% des voix. Or les Etats-Unis se sont accordés dans les accords de Bretton Wodds 16,79% des voix". Ainsi, pour Pinçon-Charlot, Bilderberg mais aussi la Trilatérale ou le FMI sont les lieux où les puissants s'accaparent les richesses et le pouvoir.

Acte 3

Bilderberg, un gouvernement mondial ?Fay dément : ce n'est pas le lieu où se prennent des décisions, mais des lieux de débats avec des intervenants– et parfois des sociologues ! Pour autant, la règle du Chatham House (silence sur ce qui se dit dans les réunions) et le mélange des genres (rencontres entre chefs d’Etat en exercice et chefs d’entreprise) posent problème. Dans aucune autre organisation, souligne Fay, on ne trouve pas à la fois le patron de Google et le conseiller d’Obama, ce qu créé de fait un mélange des genres. Y compris à Davos où se réunissent tous les ans les chefs dirigeants politiques et économiques ? Fay nuance : "Davos est beaucoup plus ouvert" et les journalistes peuvent couvrir l'événement. Tandis qu'au Bilderberg, "on a 130 membres qui tous les ans y participent, et qui sont tenus au silence".

Pour Védrine, ces réunions – comme il en existe de nombreuses et notamment le Club Valdaï en Russie – sont des lieux où les dirigeants peuvent parler vrai, en face à face. Et ils n’ont pas besoin du Bilderberg pour avoir de l’influence. Fay rétorque que le Bilderberg reste un espace de lobbying international d’importance – sinon pourquoi perdre trois jours dans un hôtel ? Pour autant, est-ce un lieu d’accélération de carrière pour les futurs dirigeants "adoubés" par le Bilderberg ? Fay raconte alors sa rencontre, dans le cadre de son enquête, avec Etienne Davignon, ancien président belge du comité directeur du cercle. Ce dernier revient sur l'invitation de Manuel Valls au Bilderberg (sous le mandat de Sarkozy) en tant que "socialiste français ouvert". Le Bilderberg a-t-il permis l’ascension de Valls ? Réponse de Davignon retranscrite par Fay : "On n’est pas là pour faire sa promotion mais il n’est pas exclu que ça lui soit utile et que ça lui ouvre aussi les yeux sur certains points. Ensuite, certains de nos invités ont un destin, mais ce n’est pas de notre fait. Je crois plus à notre vision".

En parlant de Valls, ce dernier, alors ministre de l’Intérieur, a été interrogé sur sa présence au Bilderberg par des membres de We are change Paris, branche parisienne du mouvement international We Are Change qui se dit "opposé au Nouvel Ordre Mondial". Valls botte en touche et notamment sur l’audition par le comité exécutif de Bilderberg en novembre 2009 du Belge Herman Van Rompuy, alors premier ministre belge, quelques jours avant sa nomination comme premier président du Conseil européen, nomination que personne n’attendait.

Acte 4

Ces réunions ne sont-elles pas nocives ? Pour Védrine, elles ne changent rien. Pour autant, l'ancien ministre semble rejoindre Pinçon Charlot qui, un peu plus tôt, assurait que "si les citoyens n’étaient pas dépossédés de la politique et du débat public, ils ne fantasmeraient pas". Avant de nuancer en précisant qu’il faut "résister à la dictature de la transparence". A ces mots, la sociologue bondit : elle rappelle que ce n’est pas grâce à Bercy que les Luxleaks et autres leaks ont été découverts mais grâce aux lanceurs d’alerte ! Par ailleurs, ajoute-t-elle, les gens importants ont besoin de se rencontrer parce qu’ils ne sont pas nombreux par rapport aux masses populaires (les fameux 99%) et parce qu’ils sont "très fragiles". Et de prendre pour exemple le film Merci Patron – disséqué ici en compagnie de son réalisateur François Ruffin – qui a déstabilisé le groupe LVMH.

Un groupe dont Védrine siège par ailleurs au conseil d’administration rappelle Pinçon-Charlot qui liste dans la foulée le pedigree de notre invité, représentant selon elle de l'oligarchie : "ancien secrétaire général de l'Elysée sous François Mitterrand, ministre des affaires étrangères sous Lionel Jospin" mais aussi, une fois sa carrière politique terminée, "avocat, puis il fonde son propre cabinet de conseil..." Une société personnelle précise Védrine, spécialisée en opportunités et risques géostratégiques. Védrine écoute puis, tout en reconnaissant l'immense travail de la sociologue, lui reproche son militantisme.

Acte 5

Les questions sur le fonctionnement du Bilderberg sont-elles légitimes ? Oui mais elles sont vite occultées par l’accusation de complotisme qui rend le travail des journalistes difficiles, estime Fay. Pour la sociologue, La Trilatérale n’a pas seulement intégré le Japon et l’Asie mais aussi tous les intellectuels critiques du capitalisme. Pour preuve : ce cercle a réussi à enrôler les grands patrons de la presse. Patrons ou journalistes qu’on retrouve également aux dîners du Siècle, club français fondé en 1944 qui regroupe des principaux dirigeants politiques, économiques, culturels et médiatiques donc, autour d’un dîner mensuel. Tous les mercredis de la fin du mois défilent ses membres, que Gilles Balbastre et Yannick Kergoat se sont amusés à filmer dans leur documentaire Les nouveaux chiens de garde sorti en 2012.

Ces dîners sont surtout l’occasion "d'économiser cinquante coups de fil et dix déjeuners" selon Védrine, qui y a assisté à plusieurs reprises. Là encore, Pinçon-Charlot tique : l’idée est de "faire prendre la mayonnaise oligarchique" durant ces dîners. Fay revient sur l’idée de la transparence : pas immédiate mais décalée – comme le filmage du bureau ovale de la Maison Blanche – ce peut être une façon de stopper les fantasmes. Ainsi, pourrait-on décider de publier les compte-rendus du Bilderberg quelques années plus tard. Certes, la montée de la transparence qui a révélé un grand nombre de manipulations a alimenté la crise de confiance mais aussi les complotistes. Pour autant conclut Védrine, taquin, "même si les complotistes sont délirants, il y a des complots".

'>

Cette archive vous a plu ? Pour nous aider à poursuivre notre travail de critique des médias en tout indépendance, pour nous permettre de mettre un maximum de contenus en accès libre et maintenir des tarifs d'abonnement abordables, cette fin d'année est le bon moment pour nous soutenir par un don, défiscalisable à 66%.


Lire sur arretsurimages.net.