"C'est aberrant de comparer les rumeurs sur les Beatles et la Shoah"

La rédaction - - Complotismes - 185 commentaires

La vraie histoire des complots, 3e épisode


Certaines vedettes que vous pensez vivantes sont en fait… mortes depuis longtemps ! Et ce sont leurs clones que voyez. A l’inverse, certaines personnalités que vous pensiez mortes sont en fait bien vivantes. D’autres encore, sous leur apparence bien humaine, sont en fait des reptiliens, dont le but est de prendre le pouvoir sur la planète Terre. Comment se propagent toutes ces rumeurs ? Comment suscitent-elles l’adhésion ? Comment se nourrissent-elles, éventuellement, les unes des autres ? Deux invités pour en discuter : Pacôme Thiellement, réalisateur, auteur de Poppermost - Considérations sur la mort de Paul McCartney (2002) et Emmanuelle Danblon, professeur de rhétorique à l’Université Libre de Bruxelles, qui a codirigé Les Rhétoriques de la conspiration (2010).


[Acte 1] Paul McCartney, le chanteur et musicien des Beatles, est mort depuis longtemps. Comment est-ce possible alors qu’il vient de sortir son 16e album solo ? Il aurait en fait été remplacé par un sosie, un certain William Campbell, après sa mort dans un accident de voiture, à en croire une rumeur née à la fin des années 1960. Une légende qui avait suscité une telle émotion que même l’ORTF y avait consacré un reportage, en janvier 1974, énumérant les arguments des adeptes de cette théorie : la voix et la représentation de McCartney dans les albums auraient par exemple brusquement changé. Exemple ? Sur la couverture de l’album Sergent Pepper, McCartney, en bleu, tient un instrument noir, couleur du deuil, et l’on peut voir une main ouverte au-dessus de sa tête, signe de deuil dans la culture indienne. "L’ensemble [de la pochette] fonctionne comme un enterrement", analyse Thiellement, qui, à l'époque, y a cru quelques semaines.

Selon lui, sa croyance venait d’une sorte de "syndrome de Sherlock Holmes", d’une profonde admiration des Beatles… et d’une professeure d’anglais qui lui affirme en 1988 : "Ils ont tué Paul." Sans Internet, à l'époque, il trouve quelques rares informations dans des fanzines et livres spécialisés et abandonne rapidement la théorie, convaincu par un ami/mentor, le dessinateur Jean-Christophe Menu. Cette légende de la mort de McCartney est née comme une hypothèse, à cause d’un changement profond du groupe en 1967, estime Thiellement, notamment au niveau du look, ou du fait que les Beatles arrêtent la scène. "C’est une métamorphose intérieure. Ils ont été les plus grandes stars du monde. Mais ça les a amenés à l’angoisse, la solitude. Ils ont eu le monde, ils l’ont rejeté."

Pour Thiellement comme pour Danblon, le complotisme répond à un besoin de projeter du sens, de faire correspondre les faits à une vision du monde, au mépris de toute vraisemblance. "Les histoires de sosies, de doubles, remontent à la Grèce antique. C’est la terreur des jumeaux, la terreur d’être trompé par ce qu’on voit", poursuit Thiellement. Une "obsession" historique qu’on retrouve dans toutes les cultures et qui trouverait (enfin) aujourd’hui une explication… grâce aux progrès des neurosciences, explique Danblon. "Plutôt que de dénigrer et disqualifier les mécanismes des théories du complot, il faut comprendre ce qu’il y a de rationnel chez elles, et comprendre que ça fait partie de nous", estime-t-elle.

[Acte 2] Comment McCartney lui-même a-t-il géré cette théorie ? En 1969, le magazine Life va interroger le musicien en Ecosse et titre "Paul is still with us" ("Paul est toujours avec nous"). Encore récemment, en 2009, il est interrogé sur cette rumeur et ironise en "avouant" qu’il est un double. Quelle est l'efficacité de ce type de démenti ? De toute façon, "ce n’est pas une rumeur qui a des implications politiques de grande urgence. Beaucoup de gens sont passés à autre chose", estime Thiellement. "McCartney affirme que cette rumeur l’a fait rire, mais je n’en suis pas si sûr", s’interroge Danblon, évoquant une "mise à mort symbolique", reprise par John Lennon dans sa chanson How do you sleep ?

Et si Beyonce était le McCartney d’aujourd’hui ? La chanteuse américaine aurait été, elle, remplacée par un clone et non par un sosie. C’est ce que prétendent certains sites et comptes Youtube comme "Dead celebrities and the Illuminati" qui diffusent par exemple des photos juxtaposées avant/après de Beyonce. "Cela rappelle énormément une fiction, Stepford Wives, d’Ira Levin, qui a également écrit Rosemary’s Baby. C'est la découverte d'une ville où les hommes tuent leur femme et les remplacent par des machines, des femmes parfaites. Il faut entendre ça sur un plan symbolique", note Thiellement. Pour lui, l’origine de cette théorie est la même que pour McCartney : "l'amour et la déception" d’un comportement qui "fait de la peine" à certains fans. "Le clone est l’avatar contemporain du fameux double, note de son côté Danblon. Le conspirationnisme est une façon culturelle de ré-enchanter un monde que nous ressentons comme désenchanté. C’est une version hyper-contemporaine du merveilleux, avec un côté parfois monstrueux." Ces vidéos sur les célébrités clonées sont extrêmement populaires et constituent un marché, avec plusieurs chaînes Youtube qui les fabriquent en série pour les monétiser. En rajoutant parfois une couche de complotisme avec les Illuminatis [LIEN VERS PREMIERE EMISSION], qui fabriqueraient les doubles dans des "usines à clones".

"Cette histoire de sosies vient de plein d’endroits différents, tient à préciser Thiellement. Vous avez ça chez Antonin Artaud, un poète, quand il dit «André Botton a été remplacé», ou "Jean Paulhan a été remplacé». Vous trouvez ça aussi dans Textes sans sépultures [de Laurent Danon-Boileau] ou des textes de schizophrènes."

[Acte 3] Autre versant de la même croyance : les personnalités qu’on croyait mortes, mais qui ne le seraient en fait pas. On pense par exemple à Elvis Presley. Mais avant lui, il y avait aussi l’empereur germanique Frédéric Barberousse. En juin 1190, il part pour sa troisième croisade et meurt dans un torrent d’eau glacée. La rumeur court rapidement qu’il est toujours vivant et se transforme en légende : il se serait endormi éternellement.

Autre rumeurs historiques : l’énigme Louis XVII ou… Hitler, qui ne se serait pas suicidé le 30 avril 1945. La rumeur voudrait qu’il soit en fait mort à 95 ans, au Brésil. Une théorie reprise dans la fiction, comme dans l’épisode "He’s alive" de la série américaine The Twilight Zone, ou Le Transport de A.H. de Steiner, cité par Thiellement. Mais d’où vient cette théorie ? Le sociologue Jean-Bruno Renard, qui a travaillé sur cette rumeur, rappelle que le corps brulé du dictateur a été difficile à identifier, en raison d'une volonté des soviétiques de taire le lieu de crémation du dictateur nazi.

Il s’agit en résumé de rumeurs négatrices : "ce qu’on croit être arrivé n’est en fait pas arrivé". C’est le cas aussi de la rumeur sur l’atterrissage de la Lune, qui n’aurait pas vraiment eu lieu. Les images des Américains qui marchent sur la Lune auraient en fait été fabriquées en studio, selon la rumeur qui circule depuis les années 70. Selon Danblon, ces théories "jouent sur l’ethos", sur la posture "que se construit celui qui croit à la rumeur" : "On ne me la fait pas !". "Mais c’est pas le même mec qui dit que McCartney a été remplacé que celui qui pense que les Américains n’ont pas marché sur la Lune", croit savoir Thiellement, qui souligne au passage l’extrême violence symbolique du planté du drapeau américain dans le sol lunaire. "Orson Welles disait que c’est la pire chose que l’humanité ait faite, c’est un crachat au visage des poètes qui chantaient la Lune".

Faut-il et peut-on combattre ces théories ? Pour Danblon, c’est "une erreur et un danger" car les "erreurs de raisonnement" dénichées chez les complotistes, "on va les retrouver dans le diagnostic médical ou l’enquête policière. Si on y va la fleur au fusil, on est un peu mal barré." Faut-il donc ne rien faire ? "Il y a une bonne idée dernièrement, c’est qu’il faut faire des canulars. Il faut construire des complots, pour [montrer] le ridicule de ce à quoi les conspirationnistes adhèrent." Par exemple ? Le documentaire-canular de William Karel, Opération Lune.

[Acte 4] Que pensent nos invités de l'initiative "anti-conspi" du gouvernement, lancée par Najat Vallaud-Belkacem et qui consiste notamment à la diffusion de vidéos pédagogiques destinées aux jeunes ? Thiellement se montre dubitatif et la juge même contre-productive : "Il y a un aspect extrêmement bizarre dans l’idée que la réalité doit être défendue. Ca produit un effet contraire. Ça fait de la réalité un problème de croyance." Il regrette l’approche "globalisante" qui met dans le même panier toutes les théories du complot, en partant du principe que la rumeur sur les doubles de star par exemple, peut amener ensuite à des thèses négationnistes : "C'est aberrant de comparerSergent Pepper et la [négation de la] Shoah".

Dernière théorie abordée : les reptiliens. Aussi appelés Lézards ou reptiles-humanoïdes intelligents, ils seraient les représentants d'une espèce lointainement descendante des dinosaures, qui aurait appris à soigneusement se cacher parmi les êtres humains pour mieux dominer le monde. Récemment, Mark Zuckerberg ou le premier ministre néo-zélandais ont dû démentir publiquement être des reptiliens.

"Ils se marrent", croit savoir Thiellement en regardant une vidéo de partisans de la théorie des reptiliens. "Mais à un moment il faut arrêter de rigoler. Il y a une dimension de jeu mais ça peut prendre des proportions inquiétantes, graves et violentes", nuance Danblon. Selon elle, il faut former à l’argumentation les élèves pour les "armer" face à ces théories.

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