"Il ne faut pas jeter le LOL avec l'eau du bain"

La rédaction - - (In)visibilités - 64 commentaires


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Qui a accès à la parole médiatique, à la télévision ou sur les réseaux sociaux ? Quelles sont les règles à respecter pour avoir cet accès à la parole ? Et qui est chargé de faire respecter ces règles ? Ce sont les questions que posent deux affaires d'actualité : le mouvement des Gilets jaunes et plus récemment le scandale de la Ligue du LOL. Peut-on de ces deux affaires dégager des conclusions communes ? Ce sera le sujet de notre émission avec trois invité.e.s : Laélia Véron, enseignante-chercheuse, maîtresse de conférence en stylistique et langue française à l’université d’Orléans. Et co-autrice avec Maria Candea, de l’ouvrage « Le Français est à nous ! Petit manuel d’émancipation linguistique » qui sortira en avril prochain aux Editions La Découverte ; Arnaud Mercier, enseignant-chercheur, professeur en sciences de l’information et de la communication à l’Institut français de presse, spécialiste des réseaux sociaux, co-auteur avec Nathalie Pignard-Cheynel de l’ouvrage « # Info, commenter et partager l’actualité sur Twitter et Facebook » paru aux éditions MSH ; Nassira El Moaddem, ex-journaliste à Itélé, à France 2 et ancienne directrice du Bondy Blog, désormais journaliste indépendante.

LIGUE DU LOL : PRÉCISIONS, DÉCEMBRE 2021

Cette émission fait partie du dossier "Ligue du LOL". Elle est susceptible, à ce titre, de contenir des approximations et des erreurs. Nous conseillons la lecture préalable de ce billet du médiateur du samedi 4 décembre 2021.

Scandale de La ligue du LOL

Retour sur l'affaire de la Ligue du LOL qui secoue les médias français depuis les révélations de Libération. Composée de journalistes et communicants parisiens, la Ligue du LOL est accusée de cyberharcèlement à l'encontre d'internautes, majoritairement des femmes journalistes, blogueuses, féministes (on vous en parle ici et ici). On diffuse les témoignages de trois d'entre elles : Léa Lejeune, journaliste à Challenge, Lucile Bellan, journaliste à Slate et Mélanie Wanga, animatrice du podcast Tchip. Toutes racontent la violence du harcèlement et les répercussions sur leur carrière.  "J'ai été extrêmement choquée par cette affaire, réagit la linguiste Laélia Véron. On avait d'un côté un espace où la parole était dominée par certaines personnes et de l'autre des femmes, militantes féministes, anti-racistes, anti-homophobie, qui ont essayé de prendre la parole, de développer des concepts balbutiants et le but était de les empêcher de prendre cette parole." 

Ce qui interpelle en outre la linguiste, "c'est que les gens qui ont attaqué et qui sont censés maîtriser la langue, ne les ont jamais attaqués sur le fond. Il n'y a jamais eu de débat d'idées". Pour Arnaud Mercier, "il y a eu une croyance que les réseaux sociaux étaient forcément là comme un outil démocratique qui allait libérer une parole et permettre  à toutes les formes de minorités de s'exprimer". Sauf que, quel que soit le groupe social, "tout le monde a utilisé les réseaux sociaux comme un outil de contrôle social." 

Ayant publié une étude à partir de 2010sur l'usage des réseaux sociaux par les journalistes, l'enseignant-chercheur déclare qu'il n'est "pas surpris" par l'affaire. "J'avais interrogé Vincent Glad (Journaliste, fondateur de la Ligue du LOL), rappelle Mercier. Il théorisait à l'époque, avec d'autres, le journalisme LOL qui visait à contrôler et à se moquer parce que c'était un espace de liberté."  "Contrôler ou moquer ?" relève Daniel Schneidermann. "Contrôler par la moquerie. C'est un principe, le rire est un puissant outil de contrôle social." Mais quel rire ? "C'est le rire de..." souligne Nassira El Moaddem. "Oui, ce n'est pas parce qu'il existe des réseaux sociaux que les rapports de domination sont anéantis", conclut Véron.

El Moaddem se dit "sidérée" par l'affaire, d'autant plus que Vincent Glad, accusé d'avoir participé au cyberharcèlement, fut l'un de ses intervenants à l'Ecole supérieure de journalisme de Lille. "Je me sens trahieparce qu'il était présenté comme l'un des théoriciens du journalisme LOL."

"Faut-il pour autant jeter le LOL avec l'eau du bain ? Le mal est-il consubstantiellement contenu dans le LOL ?" interroge Schneidermann. "Non, tout n'est pas à jeter, répond Véron. Mais il peut y avoir un côté pernicieux : on peut se justifier en disant, c'est juste pour rire, et c'est une façon de paralyser les victimes. Comment répondre à une vanne ? Si on répond par un argument, surtout pour une femme, c'est le risque d'être cataloguée, "t'es chiante"." Pour elle, on se retrouve donc contraint de répondre à "unevanne par une autre vanne". "Mais comment fait-on alors quand on veut porter un discours sérieux ?" interroge-t-elle. 

Mercier revient sur le contexte de l'époque :  "Sans vouloir défendre la Ligue du LOL, Twitter était une espèce de far west, avec l'idée que Vincent Glad et les autres étaient arrogants parce qu'ils étaient les précurseurs. Ils se sentaient dans une situation de supériorité par le jeu même d'être les premiers." 

"Tout cela n'est que le prolongement d'une domination sur les autres, qui se déroule partout, dans les salles de rédaction, dans les usines etc., analyse El Moaddem. Sur les réseaux sociaux, on observe des formes  de domination classiques avec cette perversité claire de certaines personnes."

Hugo Clément et Martin Weill accusés de "harcèlement"

Nassira El Moaddem raconte le harcèlement qu'elle a elle-même subi lorsqu'elle était étudiante à l'ESJ Lille. Elle raconte notamment "les canulars téléphoniques" de trois étudiants de sa promotion qui lui ont "fait miroiter" une place chez Radio France, parmi eux Hugo Clément, aujourd'hui reporter à Konbini, Martin Weill, journaliste à Quotidien (TMC), et un délégué de promo, dont elle ne dévoile pas le nom, celui-ci n'étant pas "une personnalité médiatique". Elle revient également sur cet étudiant qui l'appelait "Saddam", en référence à Saddam Hussein, ancien chef d'Etat irakien. Ou ce même étudiant qui lançait la chanson Zoubida en fond sonore, alors qu'elle était la seule étudiante "d'origine arabe du groupe de télé".

Comme les victimes de la Ligue du LOL, il lui était donc "insupportable de voir des personnes qui ont harcelé, dénigré, humilié sur les réseaux sociaux et dans les relations humaines, s'emparer des sujets progressistes, féministes, de lutte contre les discriminations." "Je trouvais ça insupportable de voir Martin Weill dénoncer le harcèlement scolaire", souligne El Moaddem. Elle dénonce "l'impunité" de ces journalistes. L'ESJ Lille alertée à l'époque n'a jamais pris de sanction. Alors qu'elle n'était pas la seule à subir leur harcèlement. "Je suis pour le moment la seule à parler mais je pense que d'autres témoignages vont arriver dans les prochains jours"Il s'agissait "d'humiliations régulières" envers elle, envers "d'autres femmes, de profils sociaux différents", mais aussi contre "des étudiants étrangers".

"J'ai parti" : correct ou incorrect ? 

Sur le plateau de Balance Ton Post, émission de Cyril Hanouna, un Gilet jaune originaire de Calais raconte sa vie et emploie une construction grammaticale qui a fait grand bruit sur Twitter. Il dit précisément "j'ai parti" à deux reprises et déclenche une salve de tweets moqueurs. "Ce qui est frappant avec le mouvement des Gilets jaunes, c'est qu'on n'écoute pas ce qu'ils disent. On les disqualifie immédiatement en prenant des incorrections de langage ou des incorrections supposées, analyse Laélia Véron. Mais des fois quand des personnes haut placées comme Macron disent : "Y en a qui font bien", ça pourrait tout à fait être considéré comme une incorrection, on ne va pas pour autant dire qu'il n'a pas le droit à la parole."

En l'occurrence, il est "compliqué" de dire que "j'ai parti" est une incorrection. "On peut appeler ça un régionalisme et le Français, c'est pas seulement celui des journalistes d’Île-de-France", insiste la linguiste, qui rappelle que l'usage de la langue s'étend dans l'espace francophone. "Jusqu'au début 20e siècle, il est tout à fait correct de dire "j'ai parti", comme on le retrouve dans des textes de Flaubert", explique-t-elle, ou comme on peut l'entendre aujourd'hui "dans certaines régions ou communautés" notamment "au Quebec". "On a bien intégré le bien-parler légitime", regrette-t-elle.

"En télé, on ne les laisse pas trop ces personnes parler de cette façon, fait remarquer El Moaddem qui a eu des expériences diverses à Itélé (ancêtre de CNews) et à France 2. On lisse beaucoup le langage au montage." Selon elle,"c'est la raison pour laquelle certaines personnes défendent l'existence même des émissions de Cyril Hanouna qui permettent de voir des personnes qui n'auraient pas la parole dans les JT et dans les émissions plutôt conventionnelles." La journaliste souligne là un paradoxe des chaînes qui demandent des personnes "vraies", c'est-à-dire non mandatées par un syndicat par exemple, mais qui finissent par les invisibiliser.

Pour Mercier, on assiste à une forme de retournement. "Les Gilets jaunes ont beaucoup reproché aux médias le fait qu'ils ont participé à leur invisibilisation sociale en ne les invitant pas, et aujourd'hui il y a sur les réseaux sociaux les Gilets bleus plutôt pro-Macron, les Foulards rouges composés de commerçants dont on parle moins mais qui s'expriment et qui disent : "notre parole n'est pas entendue"."

Ingrid levavasseur, evolution de son discours

Figure des Gilets jaunes, Ingrid Levavasseur, aide-soignante, est devenue en quelques jours une habituée des plateaux. On observe son évolution depuis le début du mouvement le 25 novembre alors qu’elle participait à une opération de blocage sur un rond-point. Et deux mois plus tard, le 24 janvier, dans l’Emission politique de France 2, quelques jours après avoir lancé sa liste aux européennes. "C'est la caricature du discours politique vide, pointe Véron. On voit l'évolution de son discours spontané à un discours plus lissé.""On a beaucoup reproché aux Gilets jaunes de ne faire que du témoignage et de ne pas passer à l'analyse politique, poursuit-elle. Sauf que sur France 2, elle ne passe pas à l'analyse, c'est juste un discours convenu, avec les mots : citoyens, ensemble, Français, franchir un cap etc."

Un discours critiqué le 23 janvier dernier dans un live de Maxime Nicolle, autre figure des Gilets jaunes, opposé à toute liste aux élections européennes. "Je préfère parler mois bien mais au moins je suis droit des mes bottes", lance-t-il. Véron y voit une posture "d'auto dénigrement" soit "sincère" soit une façon de dire "moi, j'ai le langage populaire" et s'en sert pour "se re-légitimer".

Pour Mercier, "il y a un moment pour tout porte-parole où vous n'êtes plus vous-même" coincé entre "l'image sociale que les médias ont construite" et "l'image que vous voulez donner". 

Franck Lepage, auteur de la conférence gesticulée

On diffuse un extrait de la conférence gesticulée de Franck Lepage. Le conférencier décortique les discours politiques, qui ont en commun d'utiliser, selon lui, "des mots qui ne veulent rien dire, mais qui donnent le sentiment de dire quelque chose". "Un véritable travail sur la langue de bois", juge Véron qui nous a conseillé la diffusion de l'extrait. "C'est là qu'on voit qu'il ne faut pas jeter le LOL avec l'eau du bain", réagit de son côté Mercier.  Pour la linguiste, "ce n'est pas la même chose de rire de l'élite qui a déjà une parole considérée comme légitime et de rire des personnes qui sont dans une situation de dominés".

Mercier, qui a par ailleurs beaucoup travaillé sur l'usage des réseaux sociaux pendant la campagne électorale de 2017 se dit "frappé" par le nombre incalculable de faux comptes, de GIF, de parodies qui servent à dénigrer l'ensemble du personnel politique. "C'est un jeu de massacre qui ne va pas dans le sens de l'esprit démocratique." Il cite en exemple le compte parodique Alain Jupépé qui systématiquement multiplie les blagues ad hominem contre Alain Juppé. "Je ne vois pas pourquoi on s'indignerait des femmes féministes attaquées par la Ligue du LOL et qu'on ne s'indignerait pas lorsque c'est une personnalité politique", s'enflamme Mercier. "Oh le pauvre Alain Juppé, le pauvre chéri qui vient d'être nommé au Conseil constitutionnel, s'indigne aussitôt Véron. Je suis désolée, les femmes journalistes, pigistes, précaires n'ont pas la même situation que le pauvre Alain qui, malgré toutes ces condamnations, va finir au Conseil Constitutionnel."

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