Retraites : Macron ne "reculera" pas… mais c'est "off" bien entendu

Pauline Bock - - Coups de com' - Les énervé·es - 93 commentaires

Les journalistes distillent ses propos sans obliger le président de la République à les assumer publiquement

Officiellement, Emmanuel Macron n'a pas d'avis sur la réforme des retraites : d'ailleurs, il garde le silence. Officieusement, la moitié des médias parisiens ont été conviés à une réunion en "off" où le président n'a pas manqué de partager l'avis qu'il n'a pas. Qu'on vous résume donc ici.

Emmanuel Macron ne "reculera pas", mais il ne va pas venir dans les médias pour vous le dire directement. Qu'ils fassent donc grève, tous ces Français qui s'opposent à la réforme des retraites (68 % tout de même), qu'ils bloquent donc le pays, qu'ils le prennent en otage ! Emmanuel Macron ne reculera pas, d'ailleurs il s'en va en Espagne avec la moitié de son gouvernement en ce premier jour de grève contre la réforme des retraites. Mais cela ne veut pas dire que le chef de l'État a choisi de se taire sur ce sujet brûlant. Au contraire : avant de partir, Macron a invité quelques journalistes triés sur le volet pour s'épancher auprès d'eux, et attendre que la fameuse technique du "off présidentiel" fasse effet.

Au "Figaro", Macron à la troisième personne

Le 17 janvier au soir, le Figaro rapporte la parole présidentielle dans un "récit" qui ne précise jamais sa source et se lit comme une tribune qu'aurait écrite le président lui-même – s'il parlait de lui à la troisième personne. "Emmanuel Macron ne veut pas jouer les baromètres. Au choc de la rue, il oppose la légitimité des urnes. Et la clarté du mandat reçu", écrit le rédacteur en chef et éditorialiste Guillaume Tabard. Comme possédé par l'esprit du président de la République dont il semble lire les pensées : "Emmanuel Macron n'en est pas moins conscient que la légitimité politique n'est pas une garantie suffisante pour affronter les tempêtes."

Si l'on lit entre les lignes, on comprend que Tabard fait en fait partie des chanceux à avoir assisté à une petite réunion avec le chef de l'État – un déjeuner à l'Élysée avec dix éditorialistes, a révélé l'émission C médiatique le 22 janvier. On ne saura pas où se sont déroulés les événements de ce "récit" qui regorge de verbes de discours direct, que nous mettons en gras : "L'occupant de l'Élysée rappelle que, de De Gaulle à lui, tous les vainqueurs de la présidentielle ont gagné en partie par rejet de leur adversaire" ; "souligne la différence entre une majorité relative et une cohabitation" ; ou "insiste sur la persistance des effets de la crise du Covid". Bref, le Figaro a été briefé par Macron, mais n'a pas jugé bon de l'expliciter à son lectorat. Car telle est la volonté présidentielle : "Dans la séquence qui s'ouvre, Macron ne montera pas nécessairement en première ligne. Il laisse Élisabeth Borne, ses ministres et sa majorité gérer le débat public. À ce jour, il n'a prévu aucune intervention particulière, solennelle ou télévisée."

"Auprès de ses visiteurs" sur France Inter

Heureusement que le Figaro est là pour relayer la parole du pouvoir en off. Il n'est pas le seul : le lendemain matin, 18 janvier, le billet de Dominique Seux sur France Inter est lui aussi dédié au monologue interne du président, et en détaille le "raisonnement"C'est fou, tous ces journalistes télépathes en lien direct avec l'Élysée ! À moins que Dominique Seux n'ait également été invité pour une petite discussion en "off" avec Macron, comme il le signale fort discrètement en indiquant que le président explique sa vision des choses "auprès de ses visiteurs". Mais Seux reprend lui aussi le discours de Macron à son compte, sans guillemets : "Le seul moyen de retrouver de l'air est que la France travaille globalement autant que les pays comparables. D'où, du côté des jeunes, le travail fait sur l'apprentissage pendant le premier quinquennat, et ce qui est maintenant en route pour que les lycées professionnels soient plus en phase avec les besoins du marché du travail. Et d'où, du côté des plus âgés, la nécessité de travailler un peu plus. Bref, il ne reculera pas !" Avant de carrément… affirmer que le raisonnement présidentiel est "globalement fondé".

"Selon ses proches" sur BFMTV, "en interne" aux "Échos"

Le problème, quand on invite des journalistes pour les briefer en "off", c'est qu'ils se retrouvent à devoir jongler avec les expressions détournées. Si le Figaro choisit d'écrire à la 3e personne et que France Inter parle de "ses invités", BFMTV opte pour le plus classique "selon ses proches", le journaliste du service politique Benjamin Duhamel assurant : "Le chef de l'État ne redoute pas un pays à feu et à sang, selon ses proches." Chez les Échos, la formule "en interne" est choisie : "Si partir deux ans plus tard à la retraite ne fait plaisir à personne, il n'existe pas d'autre option pour remettre le pays sur les rails. La réforme est indispensable et juste, martèle-t-il en interne." Avec pour résultat une véritable cacophonie médiatique, donnant l'impression que le président, dont on nous dit pourtant qu'il "ne s'est pas exprimé sur le sujet depuis ses vœux du 31 décembre et n'a pas prévu de rompre ce silence", se serait confié à au moins trois reprises à ses invités, ses proches et son entourage élyséen.

"Politico" remet le couvert en se moquant du "off"

Tenter de contourner les règles du "off" présidentiel est désormais une habitude qui confine presque au jeu pour l'équipe parisienne de la lettre confidentielle nouvelle génération qu'est le média anglo-saxon Politico. En septembre dernier, nous vous racontions comment sa newsletter Playbook Paris avait brisé le "off" après une rencontre du président avec l'Association de la presse présidentielle, en développant la méthode dite de la citation sans guillemets : "Emmanuel Macron juge aussi efficace que la tête à Toto – l'expression n'est pas de nous – l'idée de taxer les jets privés au seul niveau franco-français."

Ce 17 janvier, Playbook Paris note que depuis le lancement de la réforme des retraites, "le chef de l'État s'est montré très discret", craignant un contexte dans lequel il est "risqué" pour lui de "prendre la parole publiquement cette semaine – et de s'exposer". Et Politico de citer l'explication d'un "conseiller de l'exécutif" anonyme : "S'il s'exprime, l'opposition pourrait rattacher les retraites à sa personne. Ça serait du pain bénit, tout le monde n'attend que ça." 

Mais le lendemain 18 janvier, Politico réitérait l'exercice de septembre consistant à zigzaguer autour du "off". "Officiellement, Emmanuel Macron ne s'exprime pas publiquement sur la réforme des retraites", peut-on lire dans Playbook Paris. "Ce n'est pas pour autant qu'il n'a pas envie de parler. Ainsi trouverez-vous ce matin çà et , quelques propos «rapportés» du président de la République, avec ou sans guillemets, ou encore la pensée présidentielle résumée dans sa substantifique moelle. […] À croire, si votre infolettre osait, que le chef de l'État s'est directement épanché auprès de nos confrères, histoire de faire passer quelques messages, sans caméras ni micros… Mais Playbook préfère vous laisser vous faire votre avis." La directrice de Politico à Paris, Marion Solletty, ironisait sur Twitter : "Mais quelle peut bien être la source de tous ces propos sur la réforme des retraites expliquant la pensée du chef de l'État, qui fleurissent depuis hier dans la presse ?" Mystère, vraiment.

Au "Monde", critiquer le "off"... mais s'en servir quand même

Pas plus tard qu'en décembre dernier, le Monde consacrait un long article au "off", décrit comme une "dérive politique". "La tenue de propos anonymes est devenue une véritable arme de communication sous la présidence d'Emmanuel Macron," concluait le journal du soir en décrivant une rencontre "en off", en fait "une conférence de presse qui ne dit pas son nom".

Mais le Monde aussi a publié, sans le citer clairement sauf sur quelques mots, les propos tenus en "off" par Macron lors de son entrevue avec quelques journalistes le 17 janvier. 

On nous parle "d'interlocuteurs" cette fois-ci : "Il répète à ses interlocuteurs que le dossier des retraites était au cœur de son programme et qu'il a donc été approuvé par les Français lors de l'élection présidentielle." Le Monde aussi semble donc avoir accès aux émotions présidentielles : "il est déterminé", peut-on lire, "il est convaincu que", "il se projette déjà"... Seule citation entre guillemets, plus clairement imputable à Macron que le reste des propos de l'article : le président ne croit pas à une "victoire de l'irresponsabilité".  Côté pile, le Monde critique le "off" avec une plume acérée ; côté face, le Monde donne raison au président qui abuse du "off" – une mécanique très utilisée aussi pour rapporter les innombrables colères présidentielles.

Comparer les différents "off" publiés par le quotidien du soir, BFMTV, les Échos, France Inter ou le Figaro permet d'y retrouver les mêmes tournures de phrases et éléments de langage. La réforme des retraites, a quasi certainement déclaré Emmanuel Macron aux Echos et à BFMTV, ne mettra donc pas le pays "à feu et à sang" de son point de vue. Bref, il s'en tape, de vos manifestations et de vos grèves. Mais il n'ira pas jusqu'à le clamer en "on". Et "la réduction des journalistes au rôle de perroquets du pouvoir est complète", conclut Daniel Schneidermann dans Libération le lendemain de la publication de cette chronique.


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