Agnes Verdier-Molinié interroge Macron sur TF1 : la messe est dette
Maurice Midena - - Médias traditionnels - Quoi qu'il en coûte - 39 commentairesCe que le journalisme cède à la foi économique
Mardi 13 mai, la patronne du think-tank et lobby pro-patronat l'IFRAP, a été choisie par TF1 pour interroger le président de la République sur la crise de la dette et des comptes publics. Un échange qui n'avait rien de journalistique, ni de scientifique, mais tout du dogmatisme religieux.
Il faut se rappeler qu'il n'y a, en matières économiques, jamais beaucoup de distance entre la science et la théologie. La rigueur scientifique, la distance réflexive, la confrontation aux pairs, la recherche dans tout ce qu'elle a de plus noble, permettent ainsi aux cerveaux les plus volontaires de demeurer du côté de l'étude et de l'école. Mais dès lors que la croyance l'emporte sur la quête de vérité, les thèses deviennent des dogmes, et ceux qui les portent, des missionnaires. Hélas pour Agnès Verdier-Molinié, c'est bien loin des universités et des laboratoires qu'elle a construit son demi-savoir sur l'économie étatique et les comptes publics. Et c'est pourtant elle qui a été choisie par TF1 pour interroger le président de la République sur l'économie lors de la grande messe de mardi dernier.
"AVM", de son acronyme, est, depuis 2009, la patronne de l'IFRAP (ou Fondation pour la recherche sur les administrations et les politiques publiques), que l'on qualifiera avec tendresse de think-tank libéral, et avec lucidité de lobby. L'institut est en effet enregistré en tant que "groupe d'intérêt" auprès de l'Assemblée nationale par la Haute autorité pour la transparence de la vie publique. Que veut l'IFRAP ? Oh, pas grand chose, si ce n'est le bien de la France : réduire son déficit public qui ne cesse d'augmenter - d'autant plus à l'heure où le gouvernement cherche 40 milliards d'euros d'économies pour 2026 -, pour freiner l'endettement du pays qui pèse sur les finances publiques. Et comment ? en baissant les dépenses publiques, en limitant l'action de l'Etat au régalien ultime (police, justice, défense), et en s'attaquant à la dépense sociale, aux fonctionnaires, le tout, si vous le voulez bien, en baissant les impôts pour tout le monde - surtout pour les entreprises-qui-créent-la-richesse.
L'IFRAP, se présentant comme un honorable institut de recherche et d'analyse des politiques publiques, répète toutes ces prières à longueur de note et de rapports sur son site, dont la scientificité a depuis longtemps été battue en brèche. Mais figurez-vous que l'institut a, en 2009, été reconnuassociation d'utilité publique, par décret de François Fillon, alors Premier ministre, relevait Libé. Une canonisation, de la part d'un des papes de l'austérité.
Sainte-Agnès, patronne des entreprises qui payent trop d'impôts
Cela fait près de quinze ans qu'AVM court de plateaux en plateaux pour prêcher sa bonne parole (néo)libérale. On n'est jamais surpris de la croiser sur BFM ou à C dans l'air. C'est une bonne cliente, après tout, dont les idées et le verbe qui les transportent sont adaptés aux impératifs télévisuels (efficacité et simplicité diront les uns, raccourcis et bêtise, riront les autres). Des propos compréhensibles pour les brebis égarées, qui pensent encore - hérétiques - qu'un Etat doit être garant de services publics dans la santé et l'éducation, et que la socialisation de la protection contre la maladie, le chômage ou la vieillesse, est un des rares remparts de la nation contre la prédation des intérêts privés.
En tout état de cause, quand on a appris que TF1 l'avait sélectionnée pour interroger le président de la République en prime time mardi dernier, sur les questions des dérapages des finances publiques, on n'a même pas été étonné. Cela fait longtemps que l'audiovisuel est incapable de parler d'économie sans verser dans la caricature ou la médiocrité. Alors, qu'une lobbyiste thatcherienne soit invitée pour interroger le chef d'Etat, sans que jamais ses carcans idéologiques ne soient précisés par Gilles Bouleau, n'inspire qu'un léger désabusement. L'audace aurait voulu que la chaine de Martin Bouygues sélectionne des économistes critiques du bilan de Macron et iconoclastes pour l'orthodoxie capitaliste (comme Esther Duflo, Gabriel Zucman, Anne-Laure Delatte, Michaël Zemmour). Alors, certes, juste avant AVM, c'était Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, qui a interrogé le président de la République sur les retraites. Mais l'économie mérite mieux que la confrontation d'une syndicaliste et d'une non-chercheuse.
Et donc, voilà qu'AVM se pointe sur le plateau de TF1 avec, posée à ses côtés, une pile de ces codes de lois rouges, entassés les uns sur les autres pour rappeler "la folie des normes", l'"enfer bureaucratique" qu'est devenue la France et qui sape la création de richesses du pays, comme elle le récite, ainsi que le font les croyants qui égrainent les "Je vous salue Marie", le long de leurs chapelets.
Il est par ailleurs piquant qu'il existe un monde où la lobbyiste aurait pu être assise à la place de Gilles Bouleau : AVM a un parcours étrange, comme on le découvre en tombant sur un portrait de Libération de 2013, puisqu'elle a commencé comme... journaliste, stagiaire de Christophe Barbier à l'Express (ça vous bouleverse une biographie). De piges en piges, elle a atterri comme rédactrice à l'IFRAP, où la Soeur Verdier-Molinié accomplit son ministère avant d'à son tour devenir cardinale. (On dit souvent que les journalistes sont des gens qui n'ont pas réussi à devenir écrivain - à croire que lobbyiste revient à ceux qui n'ont pas su être journaliste - bien que souvent, l'un n'exclut pas l'autre dans notre triste corporation.)
Macron, ange déchu du libéralisme, coupable de ne pas avoir assez diminué les impôts
En plateau, sur le grand écran derrière le président, TF1 pose la question : "la France vit-elle au dessus de ses moyens ?" Cela ne fait aucun doute pour la lobbyiste. Et, pour elle, c'est en partie la faute de Macron. Elle enchaine les chiffres : la dépense publique qui a augmenté de 170 milliards d'euros en 5 ans, la dette qui dépasse les 3 300 milliards (113% du PIB), notre déficit qui est le pire de celui de la zone euro. "On ne peut pas continuer comme ça", affirme-t-elle, en pointant du doigt notre modèle social et les prélèvements obligatoires "qui amputent le salaire des Français", "qui surtaxent nos entreprises", "nuisent à leur compétitivité", et détruisent "de la richesse et des emplois". Alors AVM demande des "solutions pour sortir de l'engrenage de la dette", pour "sauver notre pays de ce déclassement". AVM a déjà ses idées, qu'elle distillera tout au long de l'échange avec Emmanuel Macron : baisser les dépenses, baisser les impôts, laisser tranquilles les entreprises contre "le boulet fiscal". Macron, toujours sûr de lui, défend son bilan, trouve qu'il a fait de son mieux, et que quand même, il a fait de gros efforts depuis toutes ces années, pour bâtir une belle politique de l'offre.
Il y a chez Verdier-Molinié, dans sa façon si habitée de défendre la doxa néo-libérale, quelque chose qui rappelle moins les vrais économistes toujours sur la réserve, que les prédicateurs des nouvelles Eglises chrétiennes du fond de l'ouest américain que l'on a pu croiser aussi bien dans Lucky Luke, que dans le There Will Be Bloodde Paul Thomas Anderson. Sur TF1, tout s'est passé comme si soeur Agnès était venue pour sermonner Emmanuel l'ange déchu du libéralisme, coupable de ne pas avoir assez diminué les impôts, de ne pas avoir assez fait de politique de l'offre, d'avoir cédé au quoiqu'il en coûte, d'avoir en somme cédé aux vices de la dépense publique.
Dans une époque où l'opinion vaut vérité et où certains groupes de média se sont fait maitres en la matière, il n'est guère étonnant de voir qu'AVM est désormais une des chroniqueuses phares des médias Bolloré. Elle tient une chronique bihebdomadaire sur Europe 1 (en alternance avec Olivier Babeau) et ponctuellement sur CNews, rappelant encore une fois l'association naturelle entre le catholicisme conservateur et la destruction de l'Etat social (quand le Dieu créateur rencontre le Dieu marché, au nom du Père, du Fils, du Saint-Esprit, et de la Main invisible). Non, vraiment, l'analyse de nos dépenses publiques méritait mieux qu'un sermon martial.