Retraites : le mensonge des 1 200 euros, et l'épiphanie matinalière

Maurice Midena - - Médias traditionnels - Les énervé·es - 64 commentaires

On se demande souvent comment Léa Salamé et Nicolas Demorand préparent leurs interviews du matin. On aimerait bien leur demander mais à chaque fois qu'on essaye de joindre Demorand, on nous envoie très poliment paître. Alors posons une hypothèse : Salamé et Demorand préparent mal leurs interviews. Exemple donc : sur Inter, ce matin, on a parlé retraites, à l'aube d'une nouvelle journée de mobilisation. Quoi de mieux alors, qu'un bon vieux débat entre deux économistes pas d'accord ?  Dans le coin gauche, Michael Zemmour, l'empêcheur de tourner en rond, ce maître de conférences à l'Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne qui explique depuis des semaines, à longueur de plateaux, que cette réforme ne tient en aucun cas de la nécessité économique mais bien du choix politique. 

Coin droit, on nous a trouvé une boite à écho des éléments de langage du gouvernement, aka Anne-Sophie Alsif, cheffe économiste du "cabinet d'analyse économique" BDO France, explique France Inter. Drôle de façon de présenter ce qui est en réalité un cabinet de conseil, d'audit et d'expertise comptable. Misère du débat contradictoire qui oppose facticement un enseignant-chercheur spécialiste des politiques socio-fiscales à une cadre d'un cabinet de conseil. 

Misère donc, mais tout de même dans l'hiver journalistique, demeure l'été du savoir qui rappelle aux animateurs matinaliers que même dans le flot des communications gouvernementales, il existe une possibilité de vérité. À la moitié de l'entretien, Salamé s'adresse à Zemmour : "La phrase la plus importante (pour vous) c'est de vous inscrire en faux sur les 1 200 euros par retraité" – un des arguments phares de l'exécutif pour vendre sa réforme.

- "Bah oui, répond Zemmour, parce que hier, je vous écoutais et j'entendais le ministre de l'Économie Bruno le Maire [en parler à] plusieurs reprises. […] Y a pas de pension minimale à 1 200 euros dans la réforme. La seule mesure qu'il y a dans la réforme, c'est une revalorisation de certaines petites pensions, si vous n'avez pas de décote, et cette revalorisation, elle est comprise entre 0 et 100 euros. […]"

- "C'est vrai ça ?" demande, incrédule, Léa Salamé à Anne-Sophie Alsif, visiblement époustouflée qu'un gouvernement puisse mentir, et qu'un chercheur dont c'est le domaine de spécialité puisse le faire remarquer sur son plateau. 

- "Quand vous regardez le document, c'est écrit que si vous avez cotisé tous vos trimestres, vous aurez normalement cette retraite à 1 200 euros, affirme Alsif. […] Mais l'idée c'était quand même que pour les personnes qui ont cotisé entièrement […] eh bien vous avez une augmentation qui pouvait être significative, dès le premier septembre de cette année, pour des gens qui sont à 700, 800 euros de retraite mensuelle." "Le document", elle ne précise pas de quoi elle parle, mais on y reviendra.

Zemmour, lui, a travaillé, et les gens qui travaillent en général, ont quelques billes à avancer : "C'est sûr et certain, la seule chose qu'il y a dans la réforme, c'est une revalorisation de ce qu'on appelle le minimum contributif […] Cette revalorisation est au maximum de 100 euros bruts, et donc au mieux du mieux, dans la meilleure situation, ça vous décale de 100 euros, mais en moyenne, c'est plutôt une cinquantaine d'euros. […] Même des personnes qui ont une carrière complète ne sont pas garanties d'avoir 1 200 euros."

- "Même des gens… vous êtes sûr de ça ?", relance Léa Salamé.

- "Ce ne sont pas ce que les documents disent…", insiste Alsif.

- "Tout le monde comprend comme vous, reprend en douceur Zemmour, (comme on peut le voir ici). C'est pour ça qu'il y a un problème démocratique. Et même, il y a des gens qui ont compris que tout le monde aurait 1 200 euros minimum, y compris pendant les élections. C'est totalement faux. On aura toujours au moins une personne sur quatre très sous les 1 200 euros, très nettement. Et c'est quoi ce chiffre des 1 200 euros, d'où il sort ? C'est un objectif : compte tenu de la revalorisation de quelques dizaines d'euros par mois,  une personne fictive qui aurait passé toute sa vie au smic à temps plein, on espère qu'elle se rapprocherait de ces 1 200 euros. Mais par exemple, une personne qui aurait eu une carrière complète, mais une partie de sa vie à temps partiel, n'atteindrait pas les 1 200 euros." Il rappelle en outre que l'immense majorité des gens qui réunissent ces critères sont déjà au-dessus de ces fameux 1 200 euros.

- "Mais c'est bien 1 200 euros si vous avez une carrière complète ?" reprend Alsif.

- "Non, non, je vous assure que non", répond Zemmour.

- "Eh bien on va vérifier dans le texte du gouvernement,  parce que effectivement euh.. ça change la donne", reprend, inspirée, Léa Salamé. C'est marrant parce que c'est un truc qu'on aurait pu vérifier avant, mais mieux vaut tard que jamais. 

Zemmour est un bon client et sympa avec ça, on est loin du Jancovici qui prend des journalistes pour des bananes dès qu'ils prononcent le mot "nucléaire". Alors il conseille à ces hôtes du matin quelques lectures. Les articles de Luc Peillon, de Libération (Demorand sait que Peillon bosse à Libé, il le fait savoir à l'antenne, c'est à peu près sa seule relance de l'entretien). Peillon qui écrivait donc, le 4 février, sur "les petits mensonges et grosses approximations du gouvernement sur les bénéficiaires" des pensions à 1 200 euros, sujet qu'il avait déjà traité le 25 janvier. Et puis, à ASI, on avait aussi lu un papier de Mediapart sur le mirage des pensions à 1 200 euros. Mais sans doute les matinaliers avaient-ils piscine le jour de la formation "recherche Google" dispensée par la maison de la radio. Ah et puis Zemmour avait fait un post sur son blog le 30 janvier dernier, c'est fou hein. 

Sans doute, également, ont-ils sauté la formation "utilisation de CTRL+F" – ce qui permet de trouver des éléments de réponse dans n'importe quelle page web ou document. Par exemple, dans les fameux documents évoqués par Alsif, (dont on peut supposer qu'il s'agisse du projet de loi, et de la synthèse en ligne, vu qu'elle ne le précise pas). On peut ainsi lire dans le projet de loi que le gouvernement "souhaite procéder à une revalorisation significative de la pension minimale afin que les salariés ayant effectué une carrière complètement cotisée sur la base d'un Smic puissent partir en retraite avec une pension d'au moins 85 % du Smic net, soit près de 1 200 euros à compter du 1er septembre 2023." Ce "souhait" fait partie des motifs avancés par le gouvernement pour justifier l'ensemble des mesures proposées dans l'article 10 de son projet de loi. Mais la mise en place d'une pension minimale à 1 200 euros bruts n'est en aucun cas une mesure concrète, seulement un élément de communication. Voilà d'ailleurs le drame : Alsif n'a finalement que ces éléments à avancer, prise, comme bien d'autres, dans le vertige communicationnel du pouvoir. 

Peut-être, pour préparer ce débat, Demorand et Salamé auraient-ils aussi pu le faire, allez, avec un journaliste du service économique, ou alors tiens, un journaliste de la station qui aurait déjà travaillé sur le sujet. Comme un certain Julien Baldacchino, qui écrivait sur le site de Radio France le 24 janvier : "Si on applique les règles édictées par le gouvernement, très peu de retraités verront leur pension revalorisée à hauteur de 1 200 euros bruts." On espère que Demorand et Salamé auront bien fait les bonnes recherches pour ne plus se laisser avoir. Jusqu'au prochain élément de langage de gouvernement. 

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