L'étrange campagne, vue du marché

Daniel Schneidermann - - Obsessions - 138 commentaires

Un marché de centre-ville, à Tours (37), samedi matin 22 juin, avec ses fraises et ses légumes de producteurs locaux, souvent cultivés à moins de dix kilomètres. En ce dernier samedi "utile" de la campagne-éclair pour les élections législatives, les distributeurs de tracts pour le candidat sortant EELV-Nouveau Front Populaire Charles Fournier sont nombreux, contre un seul distributeur RN, et pas un seul macroniste. 

Nombreux, et visiblement novices dans l'exercice, ils n'ont pas encore le geste hardi pour tendre le tract, le sourire conquérant vers l'électeur, la tchatche disponible pour ceux qui veulent bien s'attarder. Pour la plupart, ils ne militent dans aucun parti partenaire. Génération spontanée du Front, de l'union, de l'urgence, ils offrent leur présence, leur bonne volonté, leur inexpérience. Aucun militant expérimenté dans les parages -mais après enquête approfondie, il semble que France Bleu a demandé ce samedi matin à tourner un reportage sur "les nouveaux militants du NFP". Les expérimentés ont donc été placés en réserve.

Toute la matinée, l'insulte qui leur est revenue sans relâche est "antisémite !" comme en écho de l'épouvantable "En tant que Juif, soyez maudit !" adressé à Glucksmann en campagne. Et évidemment en écho au martelage de ce thème devenu, sur l'info continue, le thème unique de la campagne"C'est dur, de se prendre ça dans la figure le matin", dit l'une. Que répondent-ils aux insulteurs ? Rien. Ils n'ont pas de réponse, pas d'argumentaire. Ne répondent pas que le Front est un front, et que ni Mélenchon ni LFI n'y seront seuls. Ne répondent pas qu'aucune poursuite, aucune condamnation pour antisémitisme, n'ont été intentées à ce jour contre des responsables LFI. Ne répondent même pas que le véritable antisémitisme, documenté, multi-condamné, se trouve de l'autre côté, côté RN, avec ses dizaines de candidats dont on exhume jour après jour les propos racistes, antisémites, complotistes ou homophobes (lire ici sur les candidats "en roue libre" et  sur "ceux qui contredisant la ligne officielle du parti").

Si cet emballement sur le thème "Mélenchon et LFI antisémites" a peu touché les militants traditionnels de la gauche (le sujet n'a pas même été abordé lors du premier meeting de Fournier, cette semaine, où le thème du soutien à la Palestine a remporté la palme à l'applaudimètre) il en va différemment parmi la population de ce marché, bourgeoise, d'âge mûr, l'éternel "marais" de toutes les périodes troublées, celui qu'il faut séduire, conquérir, gagner, faire basculer.

Et puis, il y a la purge. A cette petite armée de novices, certains, sur le marché, ont aussi sorti l'argument de la purge.  Que répondre, là encore ? Plusieurs d'entre eux ont lu l'enquête de L'Express sur les "dîners secrets" du "millionnaire" Olivier Legrain réunissant autour de l'homme d'affaires retraité des opposants à la ligne Mélenchon, Clémentine Autain ou François Ruffin. Largement partagée par la mélenchosphère, cette enquête a durablement imprimé  des dîneurs l'image de putschistes potentiels à la solde du grand capital. Qu'on ne leur demande pas, aux novices du marché, leur opinion sur le sujet. Manifestement, projetés qu'ils sont dans une bataille intra-LFI dont ils ne soupçonnaient pas la violence, les éléments leur manquent.

Eux-mêmes sont un peu perdus. Se demandent : et Onfray, qu'est-ce qui arrive à Onfray ? Et surtout, plus dur encore : et Klarsfeld ? Qu'est-il arrivé à Serge Klarsfeld ? Quand on racontera  l'histoire de cette campagne, si étrange de la base au sommet, quelle qu'en soit l'issue, à la manière de "L'étrange défaite" de Marc Bloch, il faudra raconter, outre l'impréparation du camp nationaliste xénophobe et la décomposition-éclair du parti au pouvoir, cette sidération, et ces combattants envoyés au Front en baskets. 


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