Cette obsession antisémite...

Daniel Schneidermann - - Obsessions - 154 commentaires

C'est le dernier -en date- des emballements médiatico-politiques sur fond de suspicions d'antisémitisme, amenés à se dégonfler aussi vite qu'ils ont enflé. "Suspecté d'avoir menacé de mort une femme de confession juive pour "venger la Palestine", titre Le Parisien le 23 avril, à propos d'un fait-divers à Genevilliers (92). Aussitôt se déchaine sur Twitter une course à l'effroi, notamment des têtes de liste aux élections européennes. "L'horreur. Soutien total à la victime. Et lutte impitoyable contre l'antisémitisme. Ne laissons rien passer "poste la tête de liste PS Raphaël Glucksmann. "Honte à ceux qui depuis des mois relativisent la terreur antisémite" poste François-Xavier Bellamy, tête de liste LR. "Le poison antisémite ne cesse de ravager des existences"poste Valérie Hayer, tête de liste Renaissance. Et encore (liste non limitative), Sandrine Rousseau, Valérie Pécresse, Astrid Panosyan-Bouvet (députée Renaissance), Nathalie Loiseau, Meyer Habib... 

Or le parquet, soulignait hier soir Guillaume  Farde sur BFM, s'il a bien retenu contre l'homme mis en cause l'accusation de viol, n'a retenu à ce stade ni la séquestration de la femme, ni le mobile  prétendûment antisémite ("venger la Palestine") mentionnés dans Le Parisien. En outre, ajoute BFM, la "séquestrée" et son "séquestrateur" se fréquentaient depuis 2023, après s'être rencontrés sur "un site de rencontres affinitaires maghrébines".  Nul ne sait comment évoluera l'enquête. Mais à ce stade, l'épisode, après tant d'autres, confirme surtout l'empressement médiatico-politique français à se précipiter tête baissée sur le moindre chiffon rouge à connotation antisémite.

Si l'emballement de Gennevilliers m'a particulièrement frappé, c'est parce que je venais de visionner, sur ce même thème de l'obsession antisémite, un documentaire israélien, Defamation (2009). L'auteur, Yoav Shamir, a suivi les dirigeants de la puissante association américaine Anti Defamation League (ADL), qui se présente elle-même comme "la première association de lutte contre l'antisémitisme dans le monde" (budget annuel en 2009, 70 millions de dollars). De ce documentaire, je n'avais jamais entendu parler. C'est ici, dans nos forums, que certains en ont signalé l'existence. Merci à eux. C'est un des plus forts que j'aie jamais vus (et j'en ai vus). 

Shamir a pris contact avec l'ADL en expliquant qu'il aimerait illustrer un incident antisémite, un seul, le suivre de bout en bout, pour le disséquer. Après quelques difficultés (la plupart des faits signalés cette semaine-là à l'ADL sont des refus de congé pour jours fériés juifs, ou des refus de pause sur le lieu de travail), le fait-divers idoine est déniché : à Brooklyn, un bus transportant les écoliers d'une yeshiva a été caillassé en passant dans un quartier à majorité noire. Shamir se rend sur place, tend son micro dans la rue. Victoire : des passants (noirs) évoquent Les protocoles des sages de Sion, ce faux document antisémite de la police tsariste au XIXe siècle.  L'antisémitisme existe bien.

Mais ce n'est pas le passage le plus intéressant du documentaire.

Shamir suit ensuite le président de l'ADL, Abraham (dit Abe) Foxman, dans une tournée en Italie et en Ukraine, organisée pour les riches donateurs de l'association. Tourisme, banquets, rencontre avec le pape, tapis rouge à chaque étape. "Ils prêtent aux Juifs américains davantage de pouvoir qu'ils n'en ont réellement" convient le président de l'ADL, presque embarrassé des fastes de cet accueil. "C'est leur perception du pouvoir de la communauté juive...qui est un des signes de l'antisémitisme. Ils nous croient plus puissants que nous sommes". Paradoxe. "Comment se battre contre cette représentation sinistre et conspirationniste des Juifs sans l'utiliser ?" En jouant ainsi sur cette "croyance" dans le pouvoir des Juifs, l'ADL ne contribue-t-elle pas elle-même à entretenir ce mythe, qui lui-même nourrit l'antisémitisme ? Silence perplexe de Foxman. C'est l'un des grands moments du documentaire.

Mais le plus intéressant, à mon sens, est le suivi par Shamir d'une classe de lycéens israéliens, dans un voyage dans l'ancien camp de concentration polonais de Majdanek. A l'époque  du tournage, 30 000 jeunes Israéliens effectuent chaque année le pélerinage polonais. Cet effectif est ensuite monté jusqu'à 40 000 participants annuellement, avant que ces voyages soient interrompus, le gouvernement polonais les accusant de livrer aux jeunes Israéliens une version trop négative du rôle de la Pologne au cours de l'extermination nazie. Ils ont repris en 2023, sans que soient dévoilés les termes de l'accord entre gouvernements polonais et israélien.

Ce que montre parfaitement Defamation, c'est le conditionnement des jeunes Israéliens sur le thème de l'éternité et de l'universalité de l'antisémitisme. Une conseillère du lycée : "Vous allez rencontrer des gens qui ne nous aiment pas, vous allez voir qu'ils ne nous aiment pas". Un lycéen : "Notre spécificité, c'est que personne ne peut nous blairer, et nous en sommes fiers"

Arrivé en Pologne, le groupe est préservé de tout contact avec la population locale par un membre (armé, à l'époque) du Shin beth, les services secrets israéliens. Dans la ville de Lublin, les grommellements confus de trois vieillards sur un banc sont interprétés par le groupe comme la confirmation presque bienvenue de cette éternité de l'antisémitisme, tant promise. 

Chahuteur au départ, comme tous les adolescents, le groupe est peu à peu gagné par la réflexion et l'émotion, à la vue des empilements de valises portant les noms des déportés, ou des vêtements pour bébés. Tout en restant lucides sur les effets de la visite. "C'est peut-être notre problème, dit une adolescente au réalisateur. Notre seuil est trop élevé. Quand on voit une maison arabe démolie par l'armée aux informations, on se dit que c'est pas grave. On a connu pire."

Le documentaire a été tourné en 2009. Quinze ans plus tard, c'est peut-être un de ces adolescents, qui pilotait le drone qui, la semaine dernière, a tué huit enfants palestiniens autour d'un baby foot, dont la petite Shahid, âgée de dix ans, et qui portait ce jour-là, a montré CNN, un pantalon rose.


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