Enthoven, Duhamel et l'antisémitisme : un dimanche soir sur BFMTV
Robin Andraca - - Médias traditionnels - Les énervé·es - 150 commentaires
Il est certains jours où le métier de critique média est plus difficile que d'autres. Dimanche soir, à la recherche d'un sujet pour ne pas arriver muet le lendemain en conférence de rédaction, on tombe sur cette interview de Raphaël Enthoven par Benjamin Duhamel, réalisée le jour-même dans l'émission C'est pas tous les jours dimanche. On hésite à cliquer, et puis on le fait. 27 minutes tout de même.
Enthoven est donc philosophe, ce n'est pas précisé au départ dans le bandeau qui s'affiche à l'écran qui indique juste : "Raphaël Enthoven invité sur BFMTV". On présente quand même son dernier livre, L'esprit artificiel, sorti en janvier 2024 aux éditions de L'Observatoire. Et puis on le repose vite sur la table, parce que de toute façon, on ne va pas causer IA ce soir. Un livre, comme une carte de visite qu'on présenterait pour passer à la télé.
Le principe de l'émission est simple : Benjamin pose des questions d'actualité à Raphaël, qui donne son avis. Il a un petit carnet posé devant lui, dont il tourne les pages à chaque nouvelle question. Ça fait sérieux : il passe à la télé, écrit des livres et en plus il prend des notes. Raphaël travaille.
On commence avec la polémique à l'Eurovision où une artiste israélienne a été huée lors de son passage sur scène (elle a fini 5e de la compétition). LFI a demandé d'exclure la chanteuse du concours "au nom de la paix et de l'amour pour la culture". Pour Raphaël, la sentence est irrévocable : "Ils disqualifient la cause palestinienne pour des décennies". C'était peut-être noté dans son petit carnet, "des décennies", peut-être même souligné deux fois pour ne pas l'oublier. Mais Benjamin en veut plus. Alors, il met les pieds dans le plat, façon Frédéric Haziza : "Pour que les choses soient claires : vous dites que LFI est un mouvement politique antisémite ?" Réponse, comme une flèche : "La France Insoumise est le premier parti politique antisémite de France. La France Insoumise est un parti antisémite aujourd'hui".
Le philosophe dit ça sans trembler, en appuyant bien sur les mots, à 18 h 14. À 18 h 22, BFMTV poste un extrait de 3 minutes et 35 secondes sur X, intitulé : "La France Insoumise est le premier parti antisémite de France". Plus d'un demi-million de vues dans la foulée et une reprise dans le JDD. Un vrai bon client Raphaël : toujours disponible, même le dimanche soir, jamais peur de mettre les pieds dans le plat. Et en plus il articule bien.
Et puis il a bossé, il a des exemples. Il peut prouver que, depuis le 7-Octobre, LFI "rivalise d'antisémitisme à tous égards, dans tous les registres, dans tous les domaines", et même "de façon très insidieuse". Il cite à l'antenne, de mémoire, un message écrit par un député LFI de Seine-Saint-Denis, Thomas Portes.
Le message en question a été publié le 3 mars 2024, suite à l'agression antisémite d'un sexagénaire à Paris. On peut y lire, sous la plume de Thomas Portes : "Quelle honte de s'en prendre à une personne âgée. Cette agression antisémite est inqualifiable. Soutien total à cette personne. N'en doutez pas, votre place est en France et la République se tient à vos côtés". Antisémite, ou pas ? Interprétation d'Enthoven : "«Toute votre place est en France, n'en doutez-pas.» Comme si ça n'allait pas de soi… Quand on fait des choses comme ça, quand on écrit des choses comme ça, on est antisémite". Séquence suivante.
18 h 24, le journaliste teste le philosophe auteur d'un livre sur l'IA sur ses connaissances en matière de droit international : "Sur ces mots «génocide», «apartheid», comment est-ce qu'on peut faire pour mettre de la rationalité dans le débat ?" Réponse : "L'accusation de génocide à Gaza n'a aucun sens. Il n'y a pas de génocide à Gaza, je n'y peux rien. Il n'y a pas de génocide". Il le répète cinq fois de suite : "Il n'y a pas de génocide à Gaza". 18 h 42, sans doute pour mettre un peu de rationalité dans le débat, BFMTV tweete : "Il n'y a pas de génocide à Gaza". La séquence est vue 1,4 million de fois, et déclenche des dizaines de réactions épouvantables en commentaires.
Et ce n'est pas fini. Avant qu'il ne parte, Benjamin avait envie d'entendre Raphaël sur un dernier sujet : la grève à France Inter, où les syndicats protestent en ce moment contre la "répression de l'insolence et de l'humour", suite à la suspension de Guillaume Meurice, et sa plaisanterie (répétée) sur Benjamin Nétanyahou. Le philosophe se lance, sans même regarder ses notes : "La décision de Radio France en elle même me parait difficile, en tout cas difficilement justifiable". Puis : "Vous n'êtes pas obligé sur une chaine d'accueillir un humour pourri. La particularité de Guillaume Meurice, c'est qu'il n'a pas de talent, et qu'il le remplace par une forme d'insolence qui lui permet de faire pousser des cris d'indignation plutôt que des éclats de rire".
On le sent à l'aise sur le sujet, Raphaël. Il se permet même de reprendre Benjamin à un moment, lorsqu'il confond Radio France, à l'origine de cette décision, et France Inter, station sur laquelle officie Guillaume Meurice. Il faut dire qu'il est familier du sujet : aux dernières nouvelles, il était encore le compagnon d'Adèle Van Reeth, directrice de France Inter. Ce que n'a pas jugé bon de préciser à l'antenne Benjamin, pourtant épinglé récemment pour n'avoir pas mentionné ses liens de parenté avec la ministre de l'éducation, Amélie Oudéa-Castera. 17 minutes plus tard, la séquence est postée sur X. En commentaire, des dizaines de personnes rappellent les liens entre le philosophe et la directrice de France Inter.
Après 27 minutes et 10 secondes, l'interview se termine, sans une seule question sur la manifestation néonazie, organisée le jour-même dans les rues de Paris. Benjamin rappelle que Raphaël a écrit un livre, qui s'appelle L'esprit artificiel, et qui a été publié aux éditions de L'Observatoire. Il montre aussi la une de l'hebdomadaire Franc-Tireur, dans lequel Raphaël est éditorialiste.
Tout le monde est gagnant, au final. BFMTV a pu remplir, à peu de frais, trente minutes de son antenne, avec un bon client, dont les formules, concises et impeccablement articulées, ont permis à la chaîne de créer de l'engagement sur ses réseaux. Raphaël a pu faire la promotion de son livre et de son journal. Et nous, on a trouvé un sujet.