Billet du médiateur : quand ASI doit ré-enregistrer une séquence
La rédaction - Maurice Midena - - Le médiateur - 225 commentairesUne première dans l'histoire de l'émission
Invité sur notre plateau, le député Louis Boyard, interrogé sur son passé de dealer, a très mal vécu la séquence. Après avoir quitté notre studio, il est revenu et a demandé à notre présentateur du jour Daniel Schneidermann, de couper la séquence. Daniel lui a proposé de la tourner de nouveau et d'enlever la séquence initiale. Une décision prise sans demander l'assentiment de la rédaction ni de la rédaction en chef et qui appelle donc ce billet du médiateur.
Daniel le concède : c'est une première depuis la création d'Arrêt sur images en 1995 qu'une séquence de l'émission est supprimée au montage. Dans notre numéro de ce 18 novembre, Daniel Schneidermann recevait le député LFI Louis Boyard pour parler de son passage rocambolesque de la semaine dernière sur C8 dans Touche pas à mon poste. Sauf que la fin de l'émission, introduite par l'extrait d'un numéro de TPMP de 2021 dans lequel Boyard avoue à l'antenne avoir été dealer, a été tournée a posteriori, puis rajoutée à l'émission d'origine, en lieu et place de la séquence qui clôturait initialement l'émission. La décision de Daniel de couper l'émission originale pour ré-enregistrer la séquence de fin a logiquement abouti sur la rédaction de ce médiateur.
Ce que contient la séquence non diffusée
Le tournage de l'émission avait pourtant bien commencé, et se déroulait normalement. Mais en fin d'émission, Daniel évoque les adversaires du député LFI, qui tapent sur lui en parlant de "Boyard le dealer". Dans un numéro de TPMP de 2021, du temps où Boyard était chroniqueur chez Hanouna, l'étudiant d'alors avait évoqué son passé de dealer afin de pouvoir gagner de l'argent. Daniel souhaite avoir la réaction de Boyard sur le sujet.
L'intéressé esquive dans un premier temps, dit qu'il ne faut pas tout personnaliser et que sur le sujet de la drogue, il ne veut "pas s'étaler". Boyard enchaine sur la question de la drogue en général avant de se faire rattraper par Daniel qui lui demande "s'il regrette aujourd'hui." Boyard le coupe, répète qu'il ne veut pas "s'étaler sur ça" et qu'il n'est pas là pour "parler de sa vie" mais de "politique". Daniel le relance sur sa façon de présenter ce choix à l'époque, lui qui avait insisté sur la "misère" qu'il subissait en tant qu'étudiant précaire. Boyard : "On est dans des situations que, tant qu'on ne les a pas vécues, on ne peut pas imaginer". Daniel souligne que sur ce sujet, la démarche du député Boyard rompt avec celle du Boyard chroniqueur de TPMP. Boyard répond qu'il était à cette époque autant chroniqueur que militant.
S'en suit un dialogue lunaire, ici résumé :
- Boyard : "Bah racontez, vous, pour les gens qui sont sur (sic) la caméra que vous avez dealé."
- Daniel : "Moi ? j'ai jamais dealé."
- Boyard : "Bah me demandez pas de faire des choses que vous connaissez pas. […] Respectez la parole des gens."
Après encore un court échange où Daniel lui demande : "Vous ne croyez pas à la force du témoignage par rapport à la parole politique ?" Boyard répond qu'il faut "écouter les témoignages de tous les gens qui ont envie de témoigner."
Juste après que Daniel a pris congé des abonnés, l'antenne est rendue, et Boyard quitte le plateau et nos locaux, visiblement agacé. Quelques minutes plus tard, Boyard et son attaché de presse reviennent dans la rédaction, et, accueillis par Daniel, entrent dans son bureau. Selon Daniel, Louis Boyard lui aurait alors présenté ses excuses pour son énervement, et expliqué que la question de son passé de dealer était très douloureuse pour lui pour des raisons personnelles. Le député propose alors de couper la séquence, mais de revenir à un autre moment chez ASI pour en parler. Daniel refuse : on ne coupe pas nos émissions. Après un quart d'heure d'échanges, Daniel et Boyard passent un marché : la séquence sera coupée, mais une nouvelle version doit être tournée sur-le-champ, avec l'extrait de TPMP de 2021 où le député LFI évoquait son passé de dealer. C'est cette fin d'émission que nos abonnés peuvent visionner aujourd'hui.
"Je ne suis pas persuadé d'avoir pris la bonne décision"
Ce marché conclu par Daniel pose de nombreuses questions, pour ne pas dire de nombreux problèmes à la rédaction d'ASI, et réclamait des explications et des clarifications.
Daniel a accepté la demande de Boyard, car la première version de la séquence montre un Boyard complètement déstabilisé, incapable de raisonner :"Je cherche souvent à pousser mes invités dans leurs retranchements, pas à créer des malaises". Même si, reconnaît Daniel, il y a "des malaises significatifs". Mais pas dans le cas de Boyard selon lui : "Je n'aime pas piéger mes invités. Je préfère quand ils sont dans des bonnes conditions pour produire une réflexion". Et d'insister : "La deuxième version est incontestablement plus intéressante que la première. Je trouvais que cette première fin était nulle." Précision : Boyard n'était pas au courant que ce sujet allait être abordé dans l'émission, Daniel ne donnant de précisions à l'invité sur le déroulé de l'émission que si celui-ci les demande.
Toujours est-il que c'est un Daniel visiblement très perturbé qui concède au médiateur : "Je ne suis pas persuadé d'avoir pris la bonne décision." Cette décision pourrait-elle créer un précédent que l'on pourrait nous opposer à l'avenir ? Daniel le craint. Mais affirme : "Je ne suis pas lié à cette décision. Si quelqu'un me demande de couper un passage d'une émission future, que je refuse, et qu'il m'évoque Boyard, je saurai répondre pourquoi je l'ai fait dans ce cas-ci, et que je ne le referai pas dans un autre." D'ailleurs Daniel l'aurait-il fait dans un autre cas que celui de Boyard ? Par exemple avec un jeune député RN de 22 ans ? "Je ne peux pas dire", répond Daniel. Il est clair que le jeune âge du député a joué sur les affects de notre présentateur du jour : "Il n'est pas exclu que j'aie eu un accès de sentiment paternel."
Autre problème : Daniel a pris cette décision de grande importance sans concertation ni avec l'assemblée générale des salariés, ni avec la direction en chef. Il se trouve que Loris Guémart, rédacteur en chef, n'était pas présent à ce moment-là, parti en interview en dehors de nos bureaux. "Si Loris avait été là, j'aurais pu lui en parler, le faire venir dans le bureau. — Tu aurais pu simplement l'appeler par téléphone, lui répond-on. — C'est vrai." Daniel nous fait remarquer d'ailleurs que cette décision d'ordre éditorial ne revient pas à l'AG, mais reconnait que si l'ensemble de l'équipe avait refusé de faire ce montage, cela aurait été plus "confortable" pour lui de revenir sur sa décision, alors qu'il avait donné sa parole à Boyard.
Daniel sait que cette décision va faire réagir. Et certainement pas en bien. Mais il réaffirme son crédo : "Je pense qu'on peut faire beaucoup de choses du moment qu'on est transparent." Comme ici, modifier la fin d'une émission normalement tournée dans les conditions du direct. En espérant que ça ne se reproduise plus.