L'homme qui tua (peut-être) Cyril Hanouna

Daniel Schneidermann - - Silences & censures - Le matinaute - 519 commentaires

A coup sûr il s'est passé quelque chose, jeudi 10 novembre, sur le plateau de Touche pas à mon poste (C8). Quelque chose de nouveau, mais quoi ? Ayant évoqué les poursuites contre le patron de la chaîne, Vincent Bolloré "qui a déforesté le Cameroun", le député LFI Louis Boyard a été immédiatement contré par l'animateur : "excuse-moi mon chéri, tu es dans le groupe Bolloré, ici. Bolloré il t'a donné de l'argent, tu as été chroniqueur ici". 

Boyard : "Cyril, t'es en train de dire que j'ai pas le droit de dire publiquement que Bolloré a un procès avec 150 Camerounais"Après une dizaine de minutes de chaos, le député finit par quitter le plateau, sous les huées savamment orchestrées du public, Hanouna le traitant "d'espèce d'abruti". A coup sûr, quelles que soient les exigences perverses de son show, Hanouna ne désirait pas cette scène-là. Il a perdu le contrôle de lui-même, et donc de son dispositif. La voici, ci-dessous, en longue durée.

Chacun des arguments rafalés par Hanouna mériterait une analyse. Relevons simplement ce matin que la transgression initiale de Boyard a consisté à sortir du sujet imposé (l'autorisation accordée au bateau en détresse Ocean Viking de débarquer à Toulon 234 migrants). Invité pour évoquer ce sujet, il l'a étendu à une analyse du rôle des milliardaires français dans la déforestation de l'Afrique. Jusqu'à démontrer qu'il existe, chez Hanouna, un sujet interdit : le patron.

Si Hanouna peut revendiquer de faire des émissions "pluralistes" ("il n'y a pas de censure ici, on invite tout le monde"), c'est parce qu'il s'arrange toujours pour opposer pancartes "oui" et pancartes "non", inviter le délinquant après ou avant le policier (voire en même temps, c'est encore mieux) et insérer le point de vue de la gauche radicale face à celui de la droite radicale ("j'ai Raquel Garrido au téléphone tous les jours"), lui-même se réservant le rôle gratifiant d'arbitre-bouffon. À la fin de la séquence, l'insulteur tente encore désespérément de regrimper sur la chaise de l'arbitre. Trop tard. Le dépouillant de sa casquette, pour le révéler banalement chien de garde hargneux de Bolloré ("je ne crache pas dans la main qui me nourrit"), Boyard a pulvérisé le dispositif.

L'épisode pourrait avoir le mérite de déplacer l'éternelle question : des invités "de gauche" doivent-ils se rendre sur les plateaux du milliardaire de la droite radicale, et plus particulièrement chez Hanouna ? Trois députés LFI (Mathilde Panot, David Guiraud, et Carlos Martens Bilongo) s'y trouvaient encore quelques jours plus tôt, pour réagir à l'interpellation raciste dont avait été victime Bilongo à l'Assemblée, de la part d'un député RN. Rien n'avait pu les dissuader, même pas le traquenard tendu pendant la présidentielle à Mélenchon qui, invité le 27 janvier dans une émission censément centrée sur son programme, s'était retrouvé faire-valoir de Zemmour, et avait confessé "s'être fait manoeuvrer"

La question pourrait désormais se poser sous une forme nouvelle, et pas seulement parce que Mathilde Panot, cheffe des députés insoumis, a saisi l'ARCOM. La démonstration de Louis Boyard incite à répondre oui, à une condition : qu'ils s'y rendent, non pas pour tenter de tirer parti du dispositif afin d'y insérer leurs arguments (bataille toujours perdue) mais pour faire exploser ce dispositif, conçu in fine pour protéger les intérêts du propriétaire. C'est à dire, sortir du "sujet" imposé (sujet le plus souvent orienté, comme l'a montré la chercheuse Claire Sécail) pour imposer leur propre sujet à eux, à commencer par cette question : "Et vous, Pascal Praud, Laurence Ferrari, Jean-Marc Morandini, (rayez les mentions inutiles), que pensez-vous de l'action de Bolloré en Afrique ? Seriez-vous capable de cracher dans la main qui vous nourrit ?" Si, comme la rumeur en court, Louis Boyard porte plainte pour injures publiques contre Hanouna et contre la chaîne, la question se résoudra d'ailleurs d'elle-même. Comment des responsables LFI pourraient-ils se rendre sur une chaîne en contentieux avec l'un d'entre eux ?


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