Ukraine : choc des "réalités"

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 204 commentaires

Dans les mantras mécaniques de nos médias depuis hier soir, et par exemple du correspondant du Monde à Moscou Benoît Vitkine, le fait que Vladimir Poutine a "perdu contact avec la réalité". Le diagnostic est signé Angela Merkel en...2014 : huit ans de divorce avec la réalité, c'est long. C'est pour cette seule raison que le président russe aurait reconnu spectaculairement l'indépendance des républiques autoproclamées du Donbass, ouvrant ainsi l'engrenage de la guerre avec l'Ukraine.  Et toutes les grandioses mises en scène du Kremlin, boursouflées par les précautions sanitaires, concourent à nourrir cette version de la perte de contact, comme (après la table kilométrique) la "consultation" ubuesque du Conseil de sécurité russe, dans une salle immense du Kremlin, avec son air de grand oral devant un prof implacable. 

Poutine a peut-être "perdu contact avec la réalité", mais le public français, nourri par les médias français, est-il davantage connecté avec cette "réalité" ? Emmanuel Macron lui-même, que sa photographe officielle nous montrait hier héroïque dans la solitude de son bureau, avant de préciser dans une nouvelle série qu'il n'avait même pas pris le temps de se raser (alors la petite présidentielle française, hein, vous pensez bien...) dans quelle réalité pense-t-il, et quelle réalité alternative fabrique-t-il lui-même  ? 

Hier encore, à la même heure exactement, l'Élysée annonçait que Biden et Poutine avaient, à sa demande, accepté de se rencontrer, avant que le Kremlin démente quelques minutes plus tard. L'influence française sur la marche du monde a-t-elle véritablement une autre réalité que l'échec au Liban, le piteux départ du Mali, et la calamiteuse affaire des sous-marins australiens (brillante synthèse de mon confrère Jean-Dominique Merchet) ?

La guerre met à mal l'idée même de réalité. Son effet mécanique est de fracasser une (hypothétique) réalité unique et indivisible, en des fragments de réalités hostiles, irréconciliables, et ennemies. C'est en des heures comme celles-ci, alors que la psychologie de guerre engourdit les esprits et diabolise les figures des ennemis, qu'il importe de se placer, envers et contre tout, dans la tête de l'adversaire, dans la tête du fou, de celui qui a "perdu contact avec la réalité".

Ce que tente ce matin Jean-Luc Mélenchon. Comment le tropisme pro-russe de Mélenchon a-t-il résisté au discours belliqueux de Poutine ? Je mentirais en prétendant que je n'attendais pas sa propre confrontation avec la réalité nouvelle créée par la reconnaissance des deux "Républiques". Douloureuse confrontation. Si Mélenchon reconnaît que la reconnaissance des "Républiques" du Donbass "est une escalade, dont la Russie porte la responsabilité, et qu'il faut condamner dans notre intérêt bien compris", il explique cette "escalade" par l'inéluctable intégration de l'Ukraine dans l'OTAN, qui "ne tardera plus (...) Poutine a dû comprendre que la décision était déjà prise." Déjà prise ? Pourtant on lit partout le contraire. Mélenchon dispose-t-il d'informations qui nous seraient cachées ? Entrer dans la psychologie de l'adversaire impose-t-il de s'aligner sur sa pensée ?


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