La table du Kremlin ou la polysémie diplomatique

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 64 commentaires

D'abord et surtout, la table. Immense et blanche comme la steppe russe. C'est forcément la table de l'humiliation !, s'exclame-t-on sur les réseaux sociaux. Venu à Moscou, avant Kiev, tenter une médiation entre la Russie et l'Ukraine, Emmanuel Macron a été maintenu à une distance kilométrique de Vladimir Poutine, comme si le Russe redoutait d'être touché physiquement par les arguments du Français, ou (au choix) contaminé par la décadence occidentale (féministes, défenseurs des droits humains, végans, transgenres, wokes, etc.). Ce que pourrait confirmer la sommation misogyne de Poutine adressée aux Ukrainiens, à propos des accords de Minsk : "Que ça te plaise ou pas, prends sur toi ma belle" (cette sommation est inspirée d'un "vieil adage russe", lis-je. Dans les délais impartis, je n'ai pas pu vérifier le contexte de cet adage).

Dans une situation complexe, technique, inextricable comme le conflit russo-ukrainien (voir notre émission de la semaine), la table est une image claire, immédiatement lisible. L'image qui restera. "J'ai enfin compris d'où venait l'expression pour manger avec le diable il faut une longue cuiller", tweete le chroniqueur diplomatique de France Inter Pierre Haski, avant de confirmer, dans sa chronique de ce mardi matin, que cette "longue, très longue table" participe au "décor grandiose", qui montre que "rien n'a été laissé au hasard" (contrairement sans doute aux entretiens de l'Élysée, où on mange des chips sur des tabourets de bar).

D'être soutenu en France par Zemmour et Le Pen n'améliore pas l'image du président russe. Pourtant, c'est à la même table que Poutine a reçu le premier ministre hongrois Orban

 ce qui n'empêche pas la Tribune de Genève de légender cette photo sur la "proximité" entre Orban et Poutine. La table se prêtait déjà aux plus acrobatiques contre-plongées quand Poutine avait reçu le 16 janvier le président iranien Ebrahim Raïssi… 

 ce qui n'avait pas interdit à i24news de titrer sur "l'entente" affichée par les deux chefs d'État.

En vérité, cette précaution sanitaire (puisque tel est bien le but de la table) montre que Poutine se méfie au moins autant des virus hongrois et iraniens que du virus occidental. A-t-on parlé pour eux d'humiliation ? Mais l'Histoire ne retiendra pas ce détail. Comme Raymond Poincaré pour avoir grimacé devant un photographe, ébloui par un rayon de soleil, restera "l'homme qui rit dans les cimetières".


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