Sophie Binet et Bolloré : "Eh ben non"

Daniel Schneidermann - - Silences & censures - Médias traditionnels - Financement des medias - Le matinaute - 103 commentaires

"Eh ben non. Voilà." À la manif' du 6 avril, Sophie Binet, secrétaire générale de la CGT, vient de distinguer la bonnette "CNews" sur le micro de la journaliste qui l'interroge en direct. Elle s'interrompt dans sa réponse. "Je ne souhaite pas répondre  à CNews." La reporter :  "Vous choisissez les médias à qui vous vous adressez ?" "Je m'adresse à tous les médias qui garantissent la liberté d'expression et une pluralité." Sidération en Bollorie :  "Les bras m'en tombent",lâche Sonia Mabrouk à la reprise d'antenne.

"Eh ben non." Ah le joli mot, éternellement à redécouvrir ! C'est net, c'est sans bavures, c'est jubilatoire. Ce que personne encore n'avait osé, à son niveau de responsable nationale d'un parti ou d'un syndicat, elle vient de le faire, sous nos yeux, pas même une semaine après son élection

C'est la première fois, à ce niveau, qu'un·e responsable édicte en direct que non, les médias Bolloré ne sont pas des médias comme les autres. Jusque là, un débat lancinant se limitait à : peut-on, si l'on est de gauche, aller servir de caution sur les plateaux des chaînes Bolloré, Canal+, C8 et CNews ? Sophie Binet avait déjà rappelé chez nous la réponse (négative) de la CGT (voir notre émission) mais à cet instant elle va plus loin : même dans l'espace public, elle ne répond pas à une question d'une journaliste reporter, salariée de Bolloré. Moins pour l'idéologie qu'il diffuse que pour la terreur interne qu'il pratique, le groupe Bolloré ne doit pas être traité comme un groupe "comme les autres".

À cet instant, la secrétaire générale de la CGT vient d'acheter un passe pour une campagne de haine illimitée de tous les soldats, sous-officiers et maréchaux de l'Empire Bolloré et de la clientèle d'invités permanents qu'ils traînent dans leurs fourgons. Elle le sait sans doute (on l'espère pour elle), mais elle s'en moque. Dans le meilleur des cas, on va lui objecter que les journalistes de Bolloré sont "des journalistes comme les autres", qu'ils "font leur travail", voire (mais oui) qu'ils "résistent de l'intérieur", ou encore qu'elle "crache sur les millions de gens qui composent le public des medias Bolloré". Même à gauche, elle entendra qu'il faut "parler aux jeunes", "parler aussi à ce public-là", composé de "citoyens comme les autres." Et aussi, comment donc, elle, une syndicaliste, ose-t-elle entraver des salariés qui font leur travail ? On va en entendre, chez les perroquets stipendiés de Praud, de Ferrari, de Morandini et de Hanouna, des éloges vertueux du syndicalisme, le vrai, le "tolérant", le "pas sectaire", le bollo-compatible. Elle va embarrasser ses homologues leaders syndicaux qui n'ont pas osé une décision aussi radicale. Pour ne pas parler de l'Arcom, qui se cache derrière son doigt dès que le nom sulfureux est prononcé.

Le geste est d'autant plus fort qu'il devrait, logiquement, condamner la secrétaire générale de la CGT à un boycott radical dans les médias en voie de bollorisation, potentielle ou avancée. Pas de photos dans Paris Match : une procédure de licenciement y est en cours contre une membre de la Société des journalistes, qui avait protesté contre un éditorial du directeur à charge contre la ministre de la Culture Rima Abdul-Malak, après qu'elle avait osé faire allusion à un non-renouvellement possible des concessions aux chaînes Bolloré. Pas de tribune dans le Journal du Dimanche, en voie avancée. Mais pas non plus d'interview dans les quotidiens LVMH qui, selon des rumeurs concordantes, seraient dans la ligne de mire du raider breton. Rien dans le Parisien où une enquête a déjà été bloquée par la direction parce qu'y apparaissait le nom de Bolloré. Ni dans les Échos, le directeur de la rédaction Nicolas Barré a été débarqué, notamment pour avoir laissé passer une critique élogieuse d'un livre à charge contre Bolloré.

Rien, rien, rien, avec cette presse de la terreur interne. Ce combat citoyen sera féroce, d'autant plus que sa charge s'ajoutera à celle du combat syndical. Son issue dépendra beaucoup du comportement des journalistes d'autres groupes, ou du service public. Se solidariseront-ils, dans la campagne, de leurs collègues captifs de Bolloré ? Considéreront-ils que ce combat contre l'impunité d'un propriétaire-terroriste tout-puissant est aussi le leur ? Il sera sans merci, mais il vaut d'être mené.

 

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