La gauche sur les chaînes d'info : "On se place en position de combat"

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Alors que les plateaux des chaînes d'info poursuivent leur droitisation express, CNews en tête, certains invités aux positions dissonantes résistent inlassablement à l'hégémonie néoconservatrice. Comment porter et défendre cette parole hétérodoxe sur des plateaux dont le dispositif même vise à la disqualifier? Faut-il encore y aller, au risque de sombrer dans la cacophonie et la caricature? Pour y répondre, nous avons invité la politologue Virginie Martin, l'eurodéputée et économiste Aurore Lalucq et l'oratrice nationale de la France insoumise Julie Garnier.

À droite toute ! Dans le sillage du "Maître" Eric Zemmour, qui a trouvé en CNews la toile sur-mesure pour dessiner ses univers parallèles -Daniel Schneidermann les a courageusement arpentés la semaine passée, pour vous en ramener un reportage en deux parties-, les chaînes d'info tracent la route à tribord toute, donnant de plus en plus de place aux chroniqueurs et chroniqueuses de droite et d'extrême-droite. Si l'omniprésence de cette nouvelle génération de polémistes droitiers interroge jusque dans les colonnes du Monde, le président du CSA Roch-Olivier Maistre assurait à Sonia de Villers, le 28 septembre dernier sur France Inter, que l'organisme n'a pas les outils pour mesurer cette translation de la parole télévisuelle. 

Soit. Les plateaux de CNews, LCI et BFM TV sont-ils condamnés à devenir des zones inhabitables à une parole progressiste ? Pas tout à fait, car quelques-un.e.s- s'y rendent encore. Seuls, le plus souvent, et face à un dispositif qui, par sa nature même, joue contre leur discours. Le jeu en vaut-il la chandelle ? Peut-on encore faire exister ses idées sur ces plateaux, et comment ? 

Permettons-nous cependant une parenthèse, puisque ASI inaugure cette semaine une nouvelle rubrique "apéritive", dixit notre rédac' cheffe Emmanuelle Walter : en début d'émission, nous reviendrons désormais sur l'une de nos enquêtes, en compagnie de celui ou celle qui la signe. Cette semaine, notre journaliste Julie Le Mest rapporte sa plongée dans les dessous des "cop shows", ces émissions en immersion avec des services de police ponctuées de courses-poursuites, de menottages musclés et d'interventions in extremis. Ce qui ressort, c'est que ces émissions sont, "de manière totalement assumée, des coproductions avec les services de communication de la police et de la gendarmerie", qui sont "sollicités à toutes les étapes" du tournage : lieux "choisis en concertation", visionnage technique en compagnie des services de comm' à la fin du tournage, et journaliste embed pendant plusieurs semaines, voire plusieurs mois, au sein des commissariats. Que fait la police? Pas ce qu'on vous montre, en tout cas.

"Alors, qui est-ce qu'on attaque aujourd'hui?"

Revenons à nos invitées, qui luttent pour la pérennité du pluralisme de plateau, dans un monde où la forme prime sur le fond et le clash rythme les discussions. Julie Garnier, qui venait à peine de découvrir le plateau de Pascal Praud et devait faire face à son premier coup de chaud l'émission suivante, se souvient  de l'ambiance : "Il y a Elisabeth Levy qui est là (...) et qui dit "alors, qui est-ce qu'on attaque aujourd'hui?" Voilà, l'ambiance était donnée. (...) On se place directement dans une position de combat." Ce combat, elle va l'avoir : "Quelle que soit l'affirmation qu'on lance, elle est fausse. On n'est pas sur des arguments qui se basent sur des faits. (...) Ce qui marche, c'est la punchline, celui qui parle le plus fort." Tant pis pour les faits, et tant pis pour le déploiement d'un raisonnement complexe : ce que le plateau demande, c'est "une parole efficace, courte et rapide." Virginie Martin abonde et décrit "un émotionnel omniprésent", notamment "[Elisabeth Lévy] qui simulait des débuts de larmes parce qu'elle ne voulait pas que je dise ce que j'avais à dire." Aurore Lalucq acquiesce: "On n'est pas dans un débat. " Toute tentative de rationalité est tuée dans l'oeuf.

Difficile aussi de faire exister une parole d'économiste hétérodoxe, rappelle Aurore Lalucq, quand les économistes de droite ne sont pas étiquetés comme tels. Résultat : "Comme ils sont dans l'air du temps (...) ils ont un boulevard devant eux. (...) ce qu'on paye sur les plateaux télé, c'est une domination culturelle" de la droite. Dans ces conditions de "débat d'idées" aussi déséquilibrées a priori, faut-il seulement s'y rendre, au risque de légitimer le dispositif? Pour le sociologue Geoffroy de Lagasnerie, interrogé dans la matinale de France Inter, la gauche "perd son temps à aller débattre avec des gens qui sont de toutes façons inconvaincables (sic)". Alors, tout ça pour rien? Sur notre plateau, Lalucq approuve le constat -"Il faut que la gauche, notamment sur les réseaux sociaux, arrête d'être en réaction"-  mais propose une autre solution : une contre-attaque médiatique coordonnée. "Il faut qu'on fasse du Gramsci à gauche. (...) ceux qui font du Gramsci, c'est la droite et l'extrême-droite. [Il faut mener] une vraie bataille culturelle, avoir une stratégie très claire sur les réseaux sociaux, mais aussi sur les plateaux." Si elle reconnaît qu'il faut éviter certaines émissions "pour ne pas servir de punching-ball", elle met en garde contre le "snobisme, très courant à gauche, de ne pas y aller, sinon on parle aux convaincus."

Hacker le dispositif ?

Reste alors, au-delà de l'affrontement, un éventail de techniques, plus subtiles, pour mettre en échec le dispositif. D'abord, ouvrir une conversation sur... la production médiatique elle-même. C'est ce qu'a fait notamment Julie Garnier sur BFM, pour critiquer la ligne de la chaîne sur le thème de la sécurité. "Les meilleurs plateaux, ce sont ceux qui font réfléchir les gens (...) où on amène nos sujets à nous et où on ne subit pas continuellement le même choix éditorial", conclut l'oratrice nationale de LFI. L'autre, c'est celle déployée par Aurore Lalucq lors de ses interventions : la recherche d'une médiation, d'un consensus, dans des plateaux pensés comme des champs de bataille. Une manière de  déminer le terrain autour de son intervention. Elle n'y voit que le prolongement de sa stratégie politique "radicale réformiste" : "Ce qui m'intéresse, c'est qu'on arrive au pouvoir pour changer la vie, notre vie. Dans cette ère du clash, les clashs cristallisent. Je suis très inquiète par l'extrême-droitisation de nos sociétés et la polarisation des opinions. On va arriver à des choses irréconciliables parce qu'on surjoue. C'est peut-être une dialectique marxiste, mais l'idée c'est de trouver une synthèse - qui ne soit pas molle". Encore faut-il être sur un plateau qui permet de le faire, car "faire du clash, c'est ce que recherchent certaines émissions", tempère Julie Garnier.

Difficile pour terminer de ne pas évoquer les réseaux sociaux, qui agissent comme caisse de résonance numérique pour amplifier  ce qui a été dit en plateau - bref, l'huile essentielle de la controverse. Pour les chaînes, c'est l'étape incontournable de la production : la création de "pastilles" vidéo taillées sur-mesure pour le like, le partage et le commentaire, du prêt à s'indigner en 280 caractères. Un incontournable... y compris pour les invité.e.s des plateaux, qui recyclent leurs meilleurs moments sur leurs pages personnelles, dans une étonnante récupération des méthodes qu'ils critiquent. A la France insoumise - et particulièrement son porte-parole jeunesse David Guiraud, spécialiste de la discipline-, les interventions sont même légendées à base de "PLS", d'adversaires "étrillés" et de contradicteurs "désintégrés" par leurs argumentaires... Une contradiction? Pas pour Julie Garnier, qui affirme qu'il existe aussi un "bon clash : quelque chose où on met de manière chirurgicale, précise, leurs contradictions en avant." Bon clash, mauvais clash... les audiences des chaînes d'info en continu, elles, ne voient pas la différence.


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