Napoléon et les Juifs : politique "scandaleuse" (Birnbaum)

Daniel Schneidermann - - Pédagogie & éducation - Scandales à retardement - Le matinaute - 130 commentaires

La politique napoléonienne à l'égard des Juifs, dont le ministre de l'Intérieur Gérald Darmanin entend s'inspirer à l'égard du "séparatisme islamiste", était-elle antisémite ? Des deux côtés de la polémique, on se réclame du livre de l'historien Pierre Birnbaum, L'aigle et la synagogue, Napoléon, les Juifs et l'État (Fayard, 2007) (voir ici notre émission de 2019 avec Pierre Birnbaum). Je l'ai interrogé.

- S'inspirant, dans sa lutte contre ce que le gouvernement appelle le séparatisme islamiste, de mesures jugées antisémites de Napoléon, Gérald Darmanin fait l'objet d'une double accusation d'islamophobie, et d'antisémitisme. Pour étayer cette accusation, Mediapart s'inspire de votre livre. Pour la relativiser, la LICRA cite également votre livre. La politique d'intégration napoléonienne était-elle antisémite ?

- Les mesures napoléoniennes mettent un terme, de manière scandaleuse, à l'émancipation des Juifs sous la Révolution. La Révolution a accordé la citoyenneté aux Juifs, sans rien leur demander. Rien. Ils sont français, point à la ligne. On a accepté qu'ils conservent leurs rituels juifs. Tout en refusant, bien entendu, qu'ils forment une nation dans la nation, comme pour les Bretons, ou les Berrichons.

- La Révolution les a vraiment traités comme les Bretons, ou les Berrichons ?

- Oui, et c'était logique. Napoléon remet en question ce processus. A la séance inaugurale du Sanhedrin de 1807, convoqué après des troubles antisémites en Alsace en 1805, un haut dignitaire de l'Empire vient, au nom du souverain très chrétien, leur demander s'ils peuvent être citoyens : de fait, leur citoyenneté est donc suspendue. C'est une politique attentatoire à l'universalité. Est venu ensuite le "décret infâme" de 1808, éteignant certaines de leurs créances, les obligeant à des mariages mixtes, entre autres mesures discriminatoires, décret qui n'a d'ailleurs pas été accepté, y compris par l'administration napoléonienne.

- Et pourtant, elle était très verticale, comme chacun sait !

- Je publie dans mon livre de nombreuses lettres de préfets suppliant Napoléon d'abroger ce décret, expliquant que "leurs" Juifs, dans leur département, sont des citoyens exemplaires.

- Napoléon - et c'est une affirmation que Gérald Darmanin, dans son livre, semble reprendre à son compte - justifie sa politique d'intégration à marche forcée par le fait que les Juifs d'Alsace, en pratiquant l'usure, avaient localement suscité des troubles, et qu'ils provoquaient du "mal". Cette affirmation était-elle, à l'époque, diffamatoire, et antisémite ? Qu'en est-il de ces troubles, en Alsace, en 1805 ?

- Il y a peut-être eu quelques bagarres, en effet, entre paysans débiteurs, et Juifs créanciers. Mais localisées, et pas très graves. On n'a pas retrouvé traces de morts. Et si certains Juifs pratiquaient sans doute l'usure, ils étaient loin d'être les seuls, ne serait-ce que statistiquement : pas plus de 30 000 Juifs en France, à l'époque. Il y avait bien davantage d'usuriers non-juifs.

- Mais comment l'affaire de ces troubles mineurs en Alsace s'est-elle donc, à l'époque, emballée ?

- Le pire des salauds, c'est Bonald [Louis de Bonald, intellectuel réactionnaire et contre-révolutionnaire, NDR]. Passant en Alsace, il a reçu des plaintes de paysans. Il en a fait un article du Mercure de France [un des 13 journaux autorisés à paraître sous l'Empire, NDR], très violent contre les Juifs, article que Napoléon a lu.

- D'où venait l'antisémitisme de Bonald ?

- De sa haine pour la Révolution. Pour lui, la Révolution, inimaginable rationnellement, est forcément suscitée par le Démon. Et derrière le Démon, sont des forces occultes. Les Juifs, justement.

- Si la politique de Napoléon est si discriminatoire, d'où vient alors le récit historique du "Napoléon émancipateur des Juifs" ?

- Ce récit est ancien. Lors de sa  parution en 2007, par exemple, Thierry Lentz, président de la Fondation Napoléon, a contesté mon livre à plusieurs reprises. Il est vrai qu'à l'époque déjà, les Juifs ont manifesté une immense gratitude à l'Empereur pour leur avoir accordé la citoyenneté, lui envoyant de nombreuses lettres d'adoration.

-  Cette adoration n'est-elle pas paradoxale, alors que le fameux "décret infâme" venait de les discriminer ?

- Oui (silence). D'une part, lors des discussions au Sanhedrin, ils ont pu se dire qu'ils avaient beaucoup obtenu, sans accorder beaucoup eux-mêmes, même si à mon sens ils ont abandonné beaucoup de choses. D'autre part, à l'époque, ils savent parfaitement ce qui les attend s'ils ne se soumettent pas. C'était tout du même un régime très autoritaire.

- Leurs lettres d'adoration sont donc forcées, insincères ?

- En partie. En même temps, les Juifs ont toujours célébré le pouvoir. Ils ont besoin d'être intégrés. Quant au communiqué de la LICRA aujourd'hui, que je n'ai pas lu, je pense qu'ils se disent que toute similitude avec ce qu'ils perçoivent comme le méchant musulman séparatiste est pour eux très risquée.


- A propos des musulmans, percevez-vous dans la démarche du pouvoir français contre ce qu'il appelle le séparatisme islamiste, une tentative de contrainte par la force, similaire à la politique d'intégration napoléonienne ? Je pense par exemple à la déclaration, aujourd'hui, de la ministre Marlène Schiappa, expliquant que la "charte de la laïcité", qu'elle demande aux organisations musulmanes de signer, supposerait que les religieux prennent position, dans leurs prêches, en faveur de l'homosexualité ?

- Ils sont fous. Même au début du XXe siècle, à l'époque du combat contre les congrégations, l'État n'a pas exigé des catholiques de gages sur leur vie privée. Ils sont fous. Cela n'a rien à voir avec l'égalité.


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