Plenel, Darmanin, Napoléon et les Juifs

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 56 commentaires

Après Napoléon et l'esclavage, après Napoléon et les femmes, s'ouvre le chapitre "Napoléon et les Juifs". Le déclencheur en est un passage d'un récent livre de Gérald Darmanin, Le séparatisme islamiste, lu avec émotion -"Écoutez bien !"- par Edwy Plenel, sur le plateau de France 5. Citant Napoléon en exemple de l'assimilation souhaitable, selon lui, des musulmans d'aujourd'hui, Darmanin évoque - c'est Napoléon qui parle des Juifs - le "mal auquel beaucoup d'entre eux se livrent au détriment de nos sujets"

Cette analyse de l'antisémitisme de l'Empereur est développée par Antoine Perraud sur Mediapart, développement lui-même essentiellement inspiré du livre-somme de Pierre Birnbaum L'Aigle et la synagogue, Napoléon, les Juifs et l'État. À noter que cette citation du ministre actuel de l'Intérieur semble avoir été découverte par une internaute,  Emmanuel Noé, en feuilletant à la FNAC le livre de Darmanin, ce qui donne une idée du sérieux avec lequel ce livre, paru le 3 février dernier, avait été lu par ceux dont c'est le métier.

À la vérité, Darmanin (ou ses auteurs de l'ombre) n'a pas retenu les passages les plus scandaleux de la logorrhée verbale napoléonienne à l'égard des Juifs. Napoléon, tout au long de sa vie, a été un grand producteur de citations confuses, fulgurantes, et souvent contradictoires parce qu'opportunistes. Citations orales, et même écrites, comme le montre une éclairante sélection de sa correspondance, éditée dans la collection Bouquins des éditions Robert Laffont. Dans ses propos et sous sa plume, on peut donc trouver, à propos des Juifs, entre autres amabilités, des "sauterelles", des "corbeaux", des "nation la plus vile", des "Juifs qui sucent le sang des véritables Français", et autres épithètes défavorables ou méprisantes qui "assemblées bout à bout […], fourniraient la matière d’un petit catéchisme antisémite", comme le reconnaît lui-même le directeur de la Fondation Napoléon, Thierry Lentz.

Est-ce à dire que Napoléon est "aussi" raciste à l'égard des Juifs que des Noirs ? Disons que c'est un racisme... symétrique. A l'opposé de sa politique envers les Noirs (rétablissement de l'esclavage, et interdiction des mariages mixtes, comme raconté ici), il mène envers les Juifs une politique partiellement assimilationniste, en encourageant ces mêmes mariages mixtes, comme le montre le questionnaire soumis aux membres d'une Assemblée des notables juifs, réunie en 1806.

Mais au-delà des mots, quels sont les actes ? Sous la vulgate dorée bonapartiste -"poursuivant l'œuvre de la Révolution, l'Empereur a émancipé les Juifs, et les a intégrés à la communauté nationale"- se cache une implacable entreprise d'assimilation de la "Nation juive". Oui, Napoléon a "émancipé" les Juifs de France, en les obligeant à porter (et à déclarer) un nom de famille, voire des prénoms du calendrier grégorien, en lui faisant personnellement allégeance ("Béni soit à jamais le Seigneur Dieu d'Israël, qui a (...) choisi Napoléon le Grand pour être l'instrument de sa miséricorde" proclame le Grand Sanhédrin de 1807), en leur interdisant l'usure, en leur interdisant de s'acheter des remplaçants pour la conscription ("Lorsqu'on exigera qu'une partie de la jeunesse aille dans les armées, ils cesseront d'avoir des intérêts et des sentiments juifs ; ils prendront des intérêts et des sentiments français"). Oui, contradictoirement, le "décret infâme" de 1808 les discrimine, en "réduisant voire en annulant les dettes à leur égard, en créant une patente spéciale pour ceux qui voudraient pratiquer le commerce", entre autres discriminations, qu'énumère Lentz. 

Que penser de cette contradiction apparente, entre émancipation et discrimination ? Nombre de ces mesures portent, en creux, la trace des préjugés antisémites de l'Empereur, et de son époque. Mais, émancipatrices ou discriminantes, elles sont aussi -surtout ?- le reflet d'une obsession : en "changeant les Juifs", garantir l'ordre public, fil directeur de la politique intérieure impériale. Ce qui peut parfaitement éclairer la filiation revendiquée par Darmanin (ou ses auteurs de l'ombre).


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