Ma soirée chez Poutine

Daniel Schneidermann - - Le matinaute - 81 commentaires

Voilà c'est fait, je suis passé chez Poutine. A Télé Poutine plus précisément, autrement nommée Russia Today France, où j'étais invité hier soir par Frédéric Taddei, en compagnie d'Emmanuel Todd, à parler des Gilets jaunes. D'après mes informations exclusives, j'ai dû combler au dernier moment le trou creusé par le désistement du philosophe Alain Badiou, sollicité par Taddei pour faire "l'anti Gilets jaunes", et dont l'argumentaire n'était, semble-t-il, pas encore au point.

Le quartier général du soft-power russe occupe la moitié du premier étage d'un bâtiment de bureaux du Front de Seine, à Boulogne-Billancourt, à quelques dizaines de mètres de la tour de TF1. L'autre moitié du premier étage est occupée par un autre mal-aimé des Français, le téléphoniste chinois Huawei (cette alliance géopolitique n'a pas été assez soulignée), l'ensemble donnant l'impression d'une datcha mélancolique pour parias, noyant leur relégation dans une débauche de marbres, et d'open spaces surdimensionnés.

De l'émission elle-même, pas grand chose à dire, elle est ici. Todd a brillamment fait du Todd (il l'avait déjà fait chez nous), j'ai moi-même tenté sans grand succès (à 31'30") de ramener le débat sur le sensationnalisme des images tournées par RT France, sensationnalisme dont nous avons souvent analysé ici les finalités. J'en suis sorti avec la ferme résolution de ne plus jamais accepter d'invitation pour parler d'autre chose que de journalisme et de médias, seuls sujets sur lesquels je suis vaguement compétent. Décidément, ma transformation en toutologue sera pour une autre vie.

Le plus intéressant de l'émission s'est situé à la fin. Taddei m'ayant (enfin !) branché sur les médias, je suis parti dans une courte envolée (à partir de 51' 50") sur notre sort commun de rejetés des médias d'Etat français, où transpirait la nostalgie de l'époque où il pouvait encore me recevoir au coeur de ce système, sur France 2 et France 3 (il était d'ailleurs le seul à m'inviter). Et alors Taddei, très corporate : "et pourtant, ça se passe aussi bien ici !"

Comment dire, Frédéric ? Non, ça ne se passe pas "aussi bien". Ca s'est très bien passé hier soir, ta jeune équipe est très sympathique, on peut dire tout ce qu'on veut sur ton plateau, comme naguère, comme chez nous, mais tout ce qui peut se dire sur ton plateau, sera une fois pour toutes marqué du "tampon Poutine" disqualifiant. Cette mécanique de la disqualification d'emblée m'a rappelé mes recherches sur la presse de l'année 1938 (toutes les vidéos sont ici) ou pour mon livre, Berlin, 1933. En plongeant dans le traitement du nazisme par la presse grand public de l'époque, j'ai immanquablement découvert, à ma grande surprise, que les seules analyses sur l'hitlérisme finalement validées par l'Histoire, les seules à appeler par son nom la barbarie hitlérienne, en 33 comme en 38, étaient celles de L'Humanité. A l'époque, elles étaient hélas inaudibles pour les non-communistes, passant à juste titre pour dictées par Staline, comme les images d'émeutes d'aujourd'hui servent Poutine.  A chacun d'en tirer les leçons qu'il souhaite.

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