De Zemmour à Musk, le continuum des gags

Daniel Schneidermann - - Humour - Le matinaute - 108 commentaires

Un agresseur pénètre au domicile de Nancy Pelosi, présidente démocrate de la Chambre des représentants américaine. Elle est absente. Il s'en prend à son mari, Paul Pelosi, 82 ans. Il le frappe à coups de marteau. L'agresseur avait projeté de "briser les rotules" de la cheffe des démocrates, si elle n'avouait pas ses "mensonges".  Ainsi, a expliqué David DePape à la police, elle aurait dû entrer au Congrès en fauteuil roulant, et le monde entier aurait pu voir ce qu'il en coûtait de mentir.

L'agresseur est un habitué des sites de l'alt right américaine. Selon l'AFP, il avait "partagé sur les réseaux sociaux des publications affirmant que les élections avaient été volées ou que les vaccins anti-Covid-19 ne fonctionnaient pas". Et pourquoi le marteau ? C'est un gag.  "En août 2021, rappelle la correspondante du Monde à San Francisco, le représentant républicain Kevin McCarthy, qui espère lui succéder (à Pelosi, ndlr) après les élections du 8 novembre, avait confié qu'il brûlait d'impatience de lui ravir le marteau, l'objet qui symbolise le pouvoir du speaker. «Ça va être dur de ne pas la frapper avec», avait-il ajouté. Le républicain s'était ensuite excusé tout en regrettant qu'on ne puisse plus plaisanter." Paul Pelosi souffre d'une fracture du crâne, mais "ses jours ne sont pas en danger".

Dès l'arrestation de l'agresseur, dans les mêmes réseaux sociaux que celui-ci consultait régulièrement, surgissent les inévitables hypothèses complotistes. Parmi ces réseaux, Twitter. Ce genre d'infâmie constitue l'ordinaire de Twitter, ce cloaque addictif. Ce qui n'est pas ordinaire, c'est que l'un de ces tweets infâmes est re-tweeté par le nouveau patron de Twitter en personne, le milliardaire Elon Musk. "La terrible vérité : Paul Pelosi était encore saoul, et a eu une dispute avec un prostitué vendredi matin", avait tweeté le Santa Monica Observer. "Il y a une petite possibilité que les apparences soient trompeuses", a approuvé Musk. Après quelques heures, Musk a supprimé ce commentaire approbateur, comme le républicain McCarthy s'est excusé de sa blague sur le marteau.

Ce nouveau grand patron est tout-puissant. Il vient de licencier le conseil d'administration de Twitter. Il entend bien faire de son joujou exactement ce qu'il veut. Par exemple, si ça lui plait, rétablir le compte Twitter de Donald Trump, qui considère toujours qu'on lui a volé l'élection de 2020, et qui est toujours soutenu par le Parti Républicain. Les patrons des Gafa se moquent bien d'intoxiquer la planète avec des fake news. Du moment que ça rapporte. Et qu'ils s'amusent : au jour de sa prise de pouvoir, Musk est entré au siège de Twitter en portant un évier. C'est encore un gag, intraduisible en français, à partir du mot anglais "sink". 

Heureusement, dans le cloaque, subsistent les grands journaux sérieux. Le New York Times, par exemple. Ah non. Pas sur l'affaire Pelosi. Le premier jour, le New York Times s'est contenté d'un tout petit encart à la Une, en bas de page, comme l'a relevé le correspondant du Monde, Piotr Smolar. Le principal titre, tout en haut, est consacré à la prise de pouvoir de Musk, sans que le Times n'établisse de lien entre les deux informations. Comme si on s'était habitué. Le New York Times a une longue tradition de myopie. Tout au long des années 30, il a soigneusement évité de consacrer sa Une aux persécutions antisémites en Europe (voir Berlin 1933). Sans doute (c'est une hypothèse) la chefferie du New York Times n'était-elle pas certaine que l'agression de Pelosi était sérieuse. Et si c'était une mystification ? Dans le doute, ne pas se couper des rieurs.

Je ne crois pas à un retour du nazisme. Ni du fascisme mussolinien. Je crois que quelque chose est en train d'advenir. Quelque chose dont les visages sont bien entendu Le Pen, Zemmour, Meloni, Trump, ou Bolsonaro (lequel vient "d'autoriser" la transition au Brésil après la victoire de Lula, répètent les radios ce matin, Monsieur est trop bon). Mais aussi Musk et son évier ou, en France, Bolloré et Hanouna et sa danse brésilienne. Si si. Il existe, pour reprendre un mot en vogue, un continuum, entre ces figures, un continuum de l'appel au meurtre, sous couvert du "si on ne peut plus plaisanter" (Zemmour braquant les journalistes à l'arme de précision, par exemple). Un continuum du gag qui tue. Un continuum qui n'a pas encore cristallisé, mais a tout l'avenir devant lui.

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