Mortalité : les graphiques utiles... et les autres

Loris Guémart - - Numérique & datas - 59 commentaires

Au-delà des données brutes

Les représentations visuelles du nombre de décès liés au Covid-19 se sont multipliées dans les médias du monde entier. Mais ils sont loin de tous transmettre une information utile, surtout à mesure que l’épidémie évolue. Comment et pourquoi les infographistes, en particulier anglo-saxons, de loin les plus influents, ont-ils choisi l’échelle logarithmique, laissé de côté le nombre de morts par habitants, ou fini par adopter la statistique des "morts en excès" ?

Depuis plus d’un mois, les journalistes spécialistes des données et de leur visualisation en graphes, barres et autres schémas sont sur le pont pour représenter l’épidémie. Au début, ils se sont concentrés sur le nombre de cas, auquel ils ont ensuite ajouté le nombre de morts, le nombre de victimes allant croissant. Largement inspirés par quelques médias anglo-saxons, tout particulièrement le Financial Times dont les représentations graphiques léchées ont rapidement dominé les réseaux sociaux planétaires, ces journalistes ont opéré des choix déterminants pour la compréhension des informations présentées, centrées pendant un mois sur les morts et les cas de Covid-19 tels que déclarés par chacun des pays

Depuis mi-avril, l’on voit cependant fleurir deux nouveaux types de représentations : ratio du nombre de décès par nombre d’habitants, et apparition du taux de surmortalité. Tour d’horizon de ces évolutions, qui restent hélas limitées à quelques rares médias.

Le nombre de cas, critère privilégié au début de l'épidémie

Depuis la médiatisation, en janvier, du début de l’épidémie en Chine, et jusqu’à la mi-mars, quasiment toutes les représentations visuelles étaient concentrées sur le nombre de cas. Les graphiques présentés respectaient les standards habituels des infographies médiatiques. En abscisse, horizontalement, était indiquée soit une date soit, dans des comparaisons entre pays, le nombre de jours depuis les premiers cas déclarés. En ordonnée, verticalement donc, une échelle linéaire représentait le nombre de cas déclarés. Aucun des médias recensés par Arrêt sur images, à l'instar de cet article de Sciences et Avenir, ne faisait alors état des doutes sur la fiabilité des données chinoises ou du faible nombre de tests disponibles dans beaucoup de pays. Seul le caractère exponentiel de la progression épidémique semblait flagrant.

Depuis la fin mars, ceux dont les représentations visuelles inspirent les journalistes du monde entier sont anglo-saxons, habituellement portés sur la couverture de la finance. Dans un article publié sur la plateforme Medium, l’un des journalistes de l’hebdomadaire libéral anglais, The Economist, explique :  "Une des tristes ironies de la pandémie de Covid-19 est qu’il y a eu un intérêt sans précédent pour les données. Pourtant, il n’y a jamais eu autant d’incertitudes quant aux statistiques officielles, expose James Tozer. Parce que les pays ont des capacités de test différentes, et que de nombreux porteurs du virus n’ont aucun symptôme, nous ne savons pas combien de gens ont été infectés." Diagnostic similaire au Financial Times, journal anglais des affaires lui aussi, mais quotidien. "Le nombre de cas officiel de chaque pays dépend plus des choix en matière de tests que du nombre réel de personnes infectées", notait ainsi le 30 mars l’infographiste en chef du quotidien concernant le Covid-19, John Burn-Murdoch.

Mi-mars, les morts priorisés sur une échelle logarithmique

Lorsque l’épidémie prend pied dans un pays, le nombre de cas jusque-là limité progresse rapidement jusqu'à devenir exponentiel.Dans une interview du 14 avrilBurn-Murdoch explique : "Vers le 10 mars, un de nos journalistes voulait savoir où en étaient l’Espagne et le Royaume-Uni par rapport à l’Italie", note Burn-Murdoch. Le journaliste fait alors le choix déterminant d’une progression dite "logarithmique" (et non plus linéaire). Il crée deux courbes, du nombre de cas d'abord, du nombre de morts cumulé ensuite (qu'il transformera en avril en nombre de morts quotidiennes). Actualisées chaque jour sur une page placée en accès libre par ce média 100 % payant en temps normal, elles deviendront les infographies les plus citées au monde

Qu'est-ce qu'une échelle logarithmique? Contrairement à une échelle classique, qui progresse de manière équivalente, par exemple de 10 morts, puis 20 morts, puis 30 morts, une échelle logarithmique, pour les mêmes écarts que précédemment, indique par exemple 10 morts, puis 100 morts, puis 1 000 morts, puis 10 000 morts. "Pour représenter une croissance , une échelle linéaire utilise une grande partie de l’espace disponible pour montrer la verticalité grandissante de la courbe", détaille Burn-Murdoch. Cela aboutit à "écraser" les pays dont l’épidémie est naissante dans un espace restreint, tout en rendant plus difficile les comparaisons, toutes les courbes exponentielles semblant similaires. Très remarqué, son choix a également été loué par le New York Times : "Sur une échelle linéaire, la courbe s’envole. Sur une échelle logarithmique, elle se transforme en une ligne droite, ce qui signifie que les déviations (soit une croissante encore plus forte, ou réduite, ndlr) deviennent beaucoup plus simples à déceler."

Cette représentation visuelle est inhabituelle dans les médias généralistes : les progressions exponentielles sont rares, la crise climatique étant un des rares contre-exemples. Elle semble plutôt pertinente au début de l’épidémie (elle piègera cependant le journaliste français Thomas Legrand). "J'ai fait ce graphique pour que les gens puissent comparer l'angle pris par les courbes des différents pays", assurait le 4 avril au Point le journaliste du Financial Times. "Cette ‘pente’ montre à quelle vitesse le nombre de cas grandit. On voit tout de suite où le virus progresse le plus vite." Dans sa vidéo explicative du 30 mars, il précisait aussi vouloir alors marteler le caractère "inévitable" de la forte progression de l’épidémie quel que soit le pays. "Même s’il n’y a que quelques cas dans votre pays aujourd’hui, à partir des données que nous avons, vous allez suivre le même chemin que l’Italie ou que l’Espagne."

Le nombre de morts par habitants oublié des médias

Les courbes de progression logarithmiques permettent de comprendre où en est chaque pays, relativement aux autres. Mais elles constituent des représentations peu efficaces pour apprécier en un clin d’œil le niveau d’accélération ou de décroissance d’un pays donné, malgré les affirmations du journaliste du Financial Times, notait début avril le responsable des données du groupe Veolia. Autre défaut : leur efficacité semble tout aussi limitée pour appréhender la réussite ou l’échec des politiques de santé de chaque État, hors des cas les plus flagrants, tel que le succès de la Corée du Sud. "Nous nous concentrons sur la trajectoire (…) et sur les nombres que vous entendez dans les médias", défendait le Financial Times le 30 mars. "Si nous choisissions d’aller vers un ratio du nombre de morts par habitant, vous perdriez un peu du côté viscéral, immédiat et évident."

Et en effet, tout au long d'un mois de pandémie, aucun grand média, français ou anglo-saxon, ne s'intéresse au taux de mortalité rapporté à la population, qui semble pourtant essentiel. En France, seuls quelques médias s'y sont penchés en détail au sein d'articles, selon un comptage d’ASI. Le premier, le 10 avril, est le service CheckNews de Libération (précédé le 6 avril par le service infographie du quotidien dans son "direct"), qui confirme "le risque de mal appréhender les écarts de situation entre un État très peuplé et un autre bien plus petit" du fait de la seule diffusion d’un nombre brut de décès. LCI embraye le 17 avril dans un article titré "Non, la France ne compte pas le plus grand nombre de morts du Covid-19 en proportion de sa population". Mais c’est Le Parisien qui décide, le 25 avril, d’axer la totalité d’un article sur cette donnée.

"La Belgique, où les pouvoirs publics sont accusés d'avoir tardé à mettre en place un confinement strict, devient, avec un ratio de 60,6 décès pour 100 000 habitants, le pays le plus touché au monde parmi ceux de plus d'un million d'habitants", pointe ainsi le quotidien. "On constate, et c'est une bonne chose, que ce mode de calcul est de plus en plus repris à travers le monde", indique Michèle Legeas, spécialiste de l'analyse des situations à risques sanitaires. "Il permet d'affiner des comparaisons entre pays voisins et donc de mieux comprendre les effets des stratégies sanitaires prises par les uns et les autres", poursuit-elle dans Le Parisien. Conséquence concrète : dans une mesure du nombre de morts "brut", les États-Unis sont loin devant les autres pays. Mais compte tenu des 330 millions d'habitants, le calcul d'un taux de mortalité rapporté à la population témoigne d'une situation moins dramatique à ce stade que dans certains pays européens.

L'efficacité de ce ratio apparaît également incontestable lorsque Mediapart, le 28 avril, décide dans un article plus général de l’utiliser afin de tordre le cou à l’idée, très répandue ces dernières semaines dans les médias, que l’absence de confinement en Suède démontrerait la faible utilité de cette mesure dans les autres pays européens. "Une décision de plus en plus critiquée alors que le bilan humain suédois dépasse désormais celui de ses voisins danois et norvégien, comme l'établit le graphique ci-dessous", pointe Mediapart, courbe à l’appui.

Le calcul de la surmortalité

Il a fallu plusieurs semaines avant que les médias commencent à douter des déclarations de chaque pays concernant les morts. The Economist a eu une influence déterminante en s’interrogeant sur la fiabilité des données dès le 4 avril. Il le fait à partir d'un minutieux travail journalistique réalisé sur certaines localités en France, en Espagne et en Italie, respectivement par NextInpact, El Pais et le Corriere della Serra. "Le total des décès dus au Covid-19 semble plus élevé que ne le suggèrent les bilans officiels", titrait l’hebdomadaire anglais. "Ceux-ci excluent les victimes non testées avant de mourir. Cela prend souvent plusieurs jours pour établir et communiquer la cause des décès, causant un retard dans les données. Et si les hôpitaux sont surchargés, les gens souffrant d’autres problèmes pourraient ne pas bénéficier des soins intensifs dont ils auraient eu besoin pour survivre", explique le journalMais l’article de début avril n’a qu’un retentissement très limité. Le second, beaucoup plus détaillé, publié le 16 avril, a fait, lui, le tour du monde. The Economist diffuse en effet des comparaisons entre les données de surmortalité issues de sources fiables, comme la base de données européenne de décès EuroMOMO, et les bilans officiels dans de nombreux pays et régions, dont la France. Il est rapidement imité par le New York Times, le Financial Times, Mediapart, ou Les Échos (qui note un "défaut de statistiques" à ce sujet en Allemagne), entre autres. 

Si les comparaisons internationales du nombre de morts, comme du nombre de morts par habitants, sont particulièrement défavorables au gouvernement français, le différentiel entre la surmortalité totale et les décès officiels du Covid-19 montre plutôt une transparence acceptable et de données relativement fiables… du moins depuis que la France s’est résolue à comptabiliser les morts des Ehpad

Selon The Economist, du 10 mars au 13 avril, 86 % de la surmortalité française a ainsi été attribuée à des décès du Covid-19, et un pourcentage approchant a été calculé par Mediapart -même si le New York Times semble disposer d’autres chiffres de surmortalité et fait ainsi état d’un différentiel de 39 %. Au Royaume-Uni, de loin le pays européen à la surmortalité la plus élevée et l’un des plus mauvais élèves en matière de fiabilité des données officielles, plus de la moitié de cette mortalité en excès par rapport à la moyenne habituelle n’est pas comptabilisée comme étant due au Covid-19. Ces nouvelles comparaisons montrent aussi sans équivoque l’ampleur des décès liés à l’épidémie. "Compte tenu des signaux dramatiques de mortalité que nous observons déjà, particulièrement dans certaines régions européennes, nous pouvons conclure que cette pandémie n’est pas juste une autre grippe – pas du tout", analyse ainsi l’épidémiologiste danois coordinateur de la base de données EuroMOMO, Lasse Skafte Vestergaard.


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