En Bretagne, un journaliste fiché par une asso de l'agroindustrie

Loris Guémart - - Investigations - Coups de com' - 25 commentaires

Il n'a pas vraiment apprécié de découvrir une "note d'analyse" le concernant. Correspondant du "Monde" en Bretagne, Nicolas Legendre avait récemment publié une enquête approfondie sur l'impact de l'industrie agroalimentaire dans la région. Mais pour les Z'homnivores, association de défense de l'agroindustrie bretonne, c'est un "travail pseudo journalistique", un "récit militant" relevant du "système Léraud". Les journalistes évoqué·es dans ce document n'ont pas vraiment apprécié ce fichage. L'association confirme son existence mais minimise les critiques.

Qui est ce journaliste qui s'inscrit dans le "système Léraud", du nom de la journaliste Inès Léraud, dont le travail sur les conséquences néfastes des pratiques agricoles dominantes en Bretagne, en l'occurrence la contamination aux algues vertes, a mis toute une industrie sur la défensive ? Ce journaliste relayant une "idée complotiste […] entretenue par un storytelling puissant porté par une mouvance antisystème" ? Ce journaliste qui "veut politiser la production alimentaire bretonne pour mieux la dénigrer" avec "un récit militant parfaitement caricatural" pour lequel il a trouvé "48 personnes déçues qui ont manifesté leur mécontentement" ?

Ce journaliste, c'est Nicolas Legendre, correspondant du Monde en Bretagne, auteur d'une longue enquête en cinq volets sur l'industrie agroalimentaire bretonne, publiée en avril 2023 dans le quotidien – précédée par une première enquête en 2020, et prolongée par un livre, Silence dans les champs (Éditions Arthaud, avril 2023). Enfin, c'est lui d'après une "note d'analyse" diffusée elle aussi en avril, titrée "Pour Nicolas Legendre, peu importe la réalité pourvu qu'il y ait l'audience". Elle est issue de l'association Les Z'Homnivores, fondée par différents lobbys de l'industrie agroalimentaire de la région – on y retrouve Interbev Bretagne, l'Union des producteurs de viande de Bretagne, et des associations émanations de l'agroindustrie bretonne telles que l'Association bretonne des entreprises agroalimentaires, Produit en Bretagne ou Agriculteurs de Bretagne.

Lorsqu'une source lui transmet cette "note d'analyse" en avril, au moment où sont publiées ses enquêtes et son livre, Nicolas Legendre ne réagit pas, faute de temps. Et aussi parce que "dans le joyeux monde des affaires, c'est presque de bonne guerre", confie-t-il à Arrêt sur images – même si le texte est d'abord consacré à l'attaquer lui, et d'autres journalistes avec, plutôt que les faits et témoignages issus de son enquête. Son regard évolue pourtant lorsqu'il s'aperçoit que les éléments de langage le concernant (le manque de représentativité des sources, l'écriture antisystème) ressurgissent dans l'espace public, après avoir été disséminés dans ce document interne. Par exemple avec leur réutilisation sur Twitter par le coordinateur et directeur délégué des Z'Homnivores, Hervé Le Prince – aussi fondateur de l'agence de communication NewSens, dont "l'agroalimentaire breton compose une grande partie de [la] clientèle", selon le journal agricole Réussir.

"Je me suis dit que la désinformation avait assez duré", se souvient Nicolas Legendre. Le 7 juillet, il raconte sur Twitter comment "un lobby agro-industriel œuvre (en sous-main) pour discréditer et dénigrer des journalistes qui enquêtent sur l'agro-industrie (dont moi)". Il développe en expliquant notamment que les Z'Homnivores, fondée en 2017 "suite à la recrudescence d'actions antispécistes", prétend "permettre à chacun de se nourrir librement" mais "constitue un outil de contre-offensive communicationnelle visant à défendre l'élevage et la consommation de viande". Sans afficher clairement, critique le journaliste, que l'association constitue le "faux-nez" d'un "lobby", son site web s'en tenant par exemple à "un collectif d'acteurs majeurs de l'agriculture et de l'agroalimentaire" se disant "concernés par des sujets variés".

Une note virulente et "très largement diffusée" 

ASI s'est procuré cette "note d'analyse" dont le correspondant du Monde a diffusé des extraits : la voici. Joint par ASI, Hervé Le Prince confirme son caractère authentique. "Cette note a été très largement diffusée dans le milieu agricole, alimentaire et politique", indique-t-il, et réalisée suite à "des questions qui nous ont été posées par l'agri et par l'agro" (comprendre les secteurs agricoles et agroalimentaires, ndlr). Le communicant "s'étonne de l'émotion suscitée chez Nicolas Legendre" par ce document, sans souhaiter commenter plus avant sa teneur. En l'occurrence, une longue dénonciation du travail journalistique de Nicolas Legendre, d'Inès Léraud, de Morgan Large – et de l'ONG d'enquêtes journalistiques qu'elles ont cofondée, Splann !.

En Bretagne, "Ouest-France" ne relève pas

Suite au dévoilement de sa "note d'analyse" des Z'Homnivores par Nicolas Legendre, Ouest-France (qui avait relayé le livre-enquête du journaliste à sa sortie) n'a pour l'instant pas jugé utile d'explorer le sujet. Un seul média breton semble s'y être intéressé dans un premier temps, France 3 Bretagne. La chaîne a ensuite été suivie par le Télégramme.

De quelle manière l'association-lobby perçoit-elle les enquêtes sur l'agroindustrie bretonne ? "Face à l'importance du secteur de l'agriculture et de l'agroalimentaire en Bretagne, on a vu émerger, ces dernières années, une base contestataire sous les angles écologiques, animaliste, sociaux et anticapitaliste qui cherche à politiser la première activité économique bretonne", introduit la note. "L'objectif est d'installer l'idée qu'il existe en Bretagne, un cabinet noir de «l'agrobusiness breton» qui serait composé d'élus agricoles et de chefs d'entreprises agroalimentaires, assure ensuite le document. Ce cercle confidentiel, adoubé par des élus locaux, protégé par les autorités, soutenu par la presse agricole et régionale, fomenterait des actions et exercerait des pressions pour bâillonner la liberté d'expression en Bretagne et s'en prendrait à deux jeunes journalistes (Inès Léraud et Morgan Large), militantes de la liberté de la presse qui veulent dénoncer des pratiques que des organisations lobbyistes agricoles et agroalimentaires seraient en charge de dissimuler." 

"Une mouvance de journalistes militants"

Pour les Z'Homnivores, il est en effet "impossible de parler de Nicolas Legendre sans évoquer «le système Léraud»", le travail du journaliste du Monde suivant "celui d'une mouvance de journalistes militants qui revendiquent de faire du journalisme d'investigation régional et qui ont décidé de faire de l'agriculture et l'alimentaire en Bretagne leur cible prioritaire". Les sources et témoins de ces journalistes, que le document oppose constamment aux "300 000 emplois dans les secteurs agricole et alimentaire" ? "Des aigris prêts à jouer la carte de la délation pour un peu qu'ils y soient poussés par un interviewer jouant la carte de l'empathie." Les motivations personnelles de ces journalistes pour enquêter sont mises en avant comme "souvent à l'origine des croisades menées par ces militants". Cette rubrique "Contexte & acteurs et analyse" se poursuit par l'affirmation suivante : "La démarche de Nicolas Legendre s'inscrit dans la tradition de dénonciation apparentée à l'ultragauche cherchant à bloquer tous les projets de développement économique." Une démarche "qui a fait très peu de bruit médiatique sur les réseaux sociaux".

Le ton du document devient légèrement moins outrancier lorsqu'arrive la section "À retenir", qui conclut la note. Sélection d'éléments de langage : le journaliste du Monde "veut politiser la production alimentaire bretonne pour mieux la dénigrer", il "est l'un des porte-parole du militantisme antisystème breton", et "fait du pseudo journalisme d'investigation local". Mais en rester à ce message strictement négatif serait probablement insuffisant pour que les dirigeants du "milieu agricole, alimentaire et politique" (des mots même d'Hervé Le Prince) puissent relayer un discours de communication efficace. Alors, la note se termine sur ce que le journaliste aurait apparemment dû indiquer dans son enquête. Par exemple, "les agriculteurs, leurs coopératives et les entreprises alimentaires bretonnes ont toujours fait évoluer leurs pratiques". Ou "le job de ces «Bretons qui nourrissent», c'est de garantir la liberté alimentaire aux consommateurs français avec une alimentation accessible, de qualité et d'origine française". La section se conclut par un sondage commandé par l'association en 2023 auprès de l'Ifop, dans lequel "92 % des Français pensent que la production alimentaire française […] est un secteur stratégique prioritaire qu'il faut soutenir et protéger". Le sondage, forcément… un classique des stratégies de communication, de l'agence Havas à l'association L214.

"Surpris par cette capacité à renverser le réel"

Qu'en pensent les journalistes concerné·es ? "J'ai été surpris par cette capacité à renverser le réel", analyse Nicolas Legendre, rappelant qu'il lui est imputé de nourrir une "post-vérité" dans ce document. "J'ai fait un travail journalistique, avec beaucoup d'entretiens, de documents compulsés, de vérification et de contradictoire, rappelle-t-il. C'est une enquête particulière parce que le sujet est complexe et tentaculaire, mais je ne pense pas inventer un monde, inventer des témoignages, je ne me crée pas un univers parallèle." L'ironie de la situation ne lui a donc pas échappé, lui qui a tenu à rappeler sur Twitter que l'association ayant produit cette note est elle-même issue de l'industrie agroalimentaire. "C'est un truc de poupées gigognes, ils créent des écrans de fumée communicationnels qui font du torpillage, qui sont ceux qui nous accusent, nous les journalistes, de créer des mondes parallèles !" Parmi les fondateurs des Z'Homnivores figure d'ailleurs l'association Agriculteurs de Bretagne : créée en 2012, elle met en avant une "démarche de communication positive et collective de l'agriculture bretonne". Et "se revendique apolitique et asyndicale". Mais elle est "majoritairement financée par des entités agro-industrielles, tout en faisant appel aux collectivités", exposait l'un des cinq volets de son enquête.

Pour la supposée inventrice du "système Léraud", décrire le travail journalistique sur ces sujets comme celui d'une "presse à scandale" prête à toutes les manipulations relève en effet d'une inversion de la situation. "Tout ce dont ils nous qualifient relève de leurs propres pratiques. Ils travaillent au service de grands industriels, et on est des journalistes pigistes. On traite de sujets compliqués qui parlent des classes populaires, de maladies environnementales, de cancers, rappelle Inès Léraud auprès d'ASI. Moi-même, par exemple, j'ai mis beaucoup de temps à trouver des rédactions intéressées." Autre aspect de la note que relève la journaliste indépendante : le texte se concentre sur quelques journalistes, "mais de manière complètement aveugle à un mouvement social et sociétal très important en Bretagne, pour écrire l'histoire de l'agriculture bretonne là où l'agroindustrie et l'État ont fabriqué du silence". Comme Nicolas Legendre, elle signale que ses enquêtes "reposent sur un réseau très important d'informateurs, de témoins et de sources". Et s'inquiète pour la suite. "Je trouve ça dangereux que les hautes sphères du lobbying de l'agroindustrie jouent ce jeu-là, nous traitent de manière aussi caricaturale et manichéenne, en nous désignant comme des personnes qui agiraient avec des motifs obscurs."

"Les scandales, ils sont bien assez grands pour les faire seuls"

Reste la journaliste Morgan Large, victime de nombreuses menaces, jusqu'au sabotage de sa voiture, depuis qu'elle enquête sur l'agriculture bretonne – et reçue dans notre émission en 2020. La "note d'analyse" liste ces "actes malveillants" au sein d'une compilation des "faits d'armes" (leur travail journalistique, ndlr) d'une "mouvance de journalistes militants" à l'encontre de l'agroalimentaire breton. "C'est particulièrement grave de classer ça aux côtés de choses dont nous sommes responsables, ça laisse entendre qu'il y une manipulation, de fausses dénonciations. Il y a ce qui est écrit, et ce qui est sous-entendu", s'inquiète auprès d'ASI Sylvain Ernault, membre cofondateur de Splann !. "Je pense que les auteurs de ce document savent très bien ce qu'est le journalisme, et quelle place il a dans un État de droit. Ils pèsent leurs mots, on ne peut les taxer de méconnaissance ou d'approximation. Et les mots sont très graves."

"À chaque fois, ils sont dans la contre-attaque, ils donnent des éléments de langage aux porte-paroles du monde agricole, qui en conséquence disent tous la même chose, analyse auprès d'ASI Morgan Large. Et ils nous accusent d'être la presse à scandale… les scandales, ils sont bien assez grands pour les faire seuls : quand il y a des poissons morts sur des dizaines de kilomètres, ce n'est pas par les journalistes que le scandale arrive." La journaliste signale d'ailleurs qu'une des principales actions de lobbying des Z'Homnivores avait été d'envoyer, en avril 2020 dans une France confinée, une lettre au président de la République pour dénoncer "une constante surenchère réglementaire" du secteur agroalimentaire. Une lettre publiée non sur le site des Z'Homnivores, destiné au grand public, mais sur celui d'une association cofondatrice (vous suivez ?), Agriculteurs de Bretagne, cheville associative plus ancienne du monde agroindustriel breton.

"Avec cette note, on comprend que c'est extrêmement pensé"

Les journalistes cité·es ci-dessus ne sont par ailleurs pas les seuls visé·es dans la "note d'analyse" d'avril 2023, décidément bien fournie. Au détour d'une phrase dans la partie "Contexte", les Zhomnivores écrit : "Le Kreiz Breizh (centre Bretagne) devient l'épicentre de la contestation avec l'attaque du train de céréales à Saint-Gérand en mars 2022 menée par la Confédération paysanne, Eau et rivières de Bretagne, Extinction Rebellion." Passons sur "l'attaque", en réalité un blocage suivi du déversement de 1 400 tonnes de blé, pour relever que si Extinction Rebellion a bien soutenu l'action du collectif "Bretagne contre les fermes usines", ce n'est le cas ni de la Confédération paysanne, ni de l'association Eaux et rivières de Bretagne. Toutes deux ont en effet affirmé publiquement ne pas avoir participé, ni au collectif ni à cette action, et ne pas s'y associer. Tout en critiquant le zèle "sélectif" de l'État envers les activistes l'ayant menée. 

Eau et rivières de Bretagne a aussi fustigé un communiqué envoyé au même moment aux mairies. Le texte déplorait alors "que l'ensemble des membres du collectif dont Eau et rivières mais également la Confédération paysanne légitime cet acte de terrorisme vert" – des affirmations très proches de celles de la "note d'analyse" sur Nicolas Legendre, rédigée un an après. Un communiqué signé du "Conseil de l'agriculture finistérienne", un énième rassemblement (sous forme de collectif, ou plutôt d'une "instance de concertation et coordination") d'organisations patronales de l'industrie agroalimentaire régionale.

"Il ne s'agit ni d'une mafia ni d'un cabinet obscur, mais bien d'une organisation très professionnelle", commente auprès d'ASI Arnaud Clugery, directeur opérationnel et porte-parole d'Eau et rivières de Bretagne, rebondissant sur le contenu de la "note d'analyse". Diffusée, donc, un an après avec les mêmes affirmations contestées – "l'affaire judiciaire en cours dira qui était là", répond à ASI Hervé Le Prince en se refusant à tout autre commentaire. "Pour nous, il ne fait aucun doute que ce système agroindustriel a organisé sa communication depuis de nombreuses années, et l'a fait avec des pros : on perçoit ici l'articulation entre des outils comme Agriculteurs de Bretagne, les Z'Homnivores, une agence comme NewSens, le tout avec une stratégie de crise permanente", analyse Arnaud Clugery, d'Eau et rivières de Bretagne. "Avec cette note, on comprend que c'est extrêmement pensé, comme on penserait une campagne de pub, poursuit le directeur opérationnel de l'association bretonne de protection de l'environnement. Ce que l'histoire ne dit pas, c'est que ces éléments partent dans un large réseau, et ensuite, on les retrouve dans la bouche des élus." Et de se demander si le fichage de Nicolas Legendre est bien conforme au RGPD...


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