Une journaliste, une idée fixe #6 : Inès Léraud et l'agroalimentaire breton

Emmanuelle Walter - - Silences & censures - Investigations - 5 commentaires

Elle a révélé l'ampleur des dégâts sociaux et environnementaux du secteur

Les enquêtes de cette journaliste indépendante et obstinée ont provoqué une prise de conscience, en Bretagne, des dégâts sociaux et environnementaux générés par l'industrie agroalimentaire. La parole s'est libérée, un média local d'investigation s'est créé. Sixième épisode de notre série sur les journalistes obsessionnels qui font bouger les lignes.

Des plages envahies d'algues vertes pestilentielles et toxiques, dont les émanations sont suspectées d'avoir provoqué plusieurs décès ; des algues vertes qui proviennent d'un excès de nitrates dans les sols et cours d'eau, nitrates issus des déjections animales bovines et porcines, et des engrais agricoles. C'est ce visage peu riant de la Bretagne que la journaliste Inès Léraud a fait connaître au grand public grâce à sa BD Algues vertes, l'histoire interdite, co-écrite avec le dessinateur Pierre Van Hove. Cinéaste, documentariste, titulaire d'un master de philo, Léraud est devenue journaliste à force de s'intéresser au silence qui entoure les pratiques douteuses de l'agroalimentaire en Bretagne. Ses enquêtes au long cours pour France Culture et Basta ! ont déclenché une prise de conscience importante des dégâts environnementaux, mais aussi sociaux, générés par l'agriculture intensive et l'industrie agroalimentaire. Les entreprises qui la poursuivaient pour diffamation ont fini par retirer leurs plaintes. Interview.

Arrêt sur images : - Comment ce sujet est-il devenu une obsession ?

Inès Léraud : - Tout part d'un documentaire que j'ai réalisé, pour France Culture, sur un scientifique du CNRS, Henri Pézerat, lanceur d'alerte sur l'amiante, décédé hélas avant que je puisse l'interviewer. J'ai découvert la manière dont il exerçait la science, au plus près des victimes de maladies professionnelles, qu'il considérait comme des sentinelles. Il leur a transmis toutes ses connaissances pour qu'elles puissent elles-mêmes argumenter, comprendre ce qui leur arrivait, se défendre face à leur employeur. Cette façon de faire m'a tellement intéressée que je suis retournée à la fac et j'ai rédigé un master de philosophie sur son travail ! Ensuite j'ai enquêté sur les travailleurs du nucléaire, de la chimie... Et cela m'a conduite aux agriculteurs, qui sont devenus, en fait, des ouvriers de l'industrie agroalimentaire. En Bretagne, j'ai enquêté sur une vaste contamination de salariés, d'animaux d'élevage, et probablement de la chaîne alimentaire, par un aliment pour bétail pollué par des insecticides interdits"Une histoire de grains pourris"a été diffusée par l'émission Interceptions sur France Inter, en février 2015.  J'ai découvert que l'omerta régnait, dans cette région, sur les dégâts de l'agriculture intensive.

Ensuite, j'ai eu envie de séjourner en Bretagne. Pour mieux comprendre pourquoi les agriculteurs parlaient difficilement, pour établir des rapports de confiance, et creuser plusieurs sujets liés à l'agroalimentaire, comme les marées d'algues vertes. Avant de partir, j'ai proposé des séries-enquêtes aux rédactions avec lesquelles je travaillais, et on m'a dit que c'était... vraiment pas sexy. Mais je me suis installée, avec ma compagne Alice, dans la maison de vacances de ses parents, dans un hameau agricole entouré de poulaillers industriels, dans les Côtes-d'Armor. On n'avait pas les moyens de payer un loyer (rires) !

(...) mes grand-parents, tantes, oncles, cousins et cousines sont, ou ont été, ouvriers.

ASI : - Votre histoire personnelle est-elle un des facteurs d'explication ?

Inès Léraud : - Oui. Au tout départ de mes préoccupations pour la santé, il y a une maladie qui frappe ma mère : une contamination par des métaux lourds liée à ses amalgames dentaires, qui lui cause une grande fatigue, des allergies très graves, des problèmes d'élocution et de mémoire. Elle n'a été diagnostiquée qu'après dix ans d'errance thérapeutique. Moi-même, je suis touchée par cette maladie, parce que les polluants, et notamment le mercure, m'ont été transmis par la voie placentaire. Heureusement, j'ai fait une cure de désintoxication qui m'a changé la vie. L'autre explication personnelle de mon intérêt pour les liens entre la santé et l'activité professionnelle, c'est que mes grand-parents, tantes, oncles, cousins et cousines sont, ou ont été, ouvriers. Mes grand-parents et un oncle dans une usine de poignées de porte en aluminium, un autre oncle dans une usine d'incinération de déchets, mon cousin dans le nucléaire, une cousine dans des magasins de bricolage, une autre chez Servier, dans l'industrie pharmaceutique...

ASI : - Quel a été l'impact le plus notable de vos investigations ?

Inès Léraud : - Mon enquête de 2015 sur les aliments pour animaux contaminés a été écoutée par un Breton alors qu'il prenait son petit-déjeuner... Et il a décidé de créer le Collectif de soutien aux victimes des pesticides de l'Ouest. Cette association fait depuis un travail colossal de recensement, de mises en contact, et d'accompagnement judiciaire des victimes. Ça, c'est un bel impact. L'autre impact très important, c'est celui de mon Journal breton, la série d'émissions (22 épisodes) sur l'agroalimentaire breton que j'ai réalisées pour France Culture pendant trois ans. Ce journal radio, c'est le terreau de tout : il a provoqué des tonnes de courriels, et beaucoup de gens m'ont donné des informations. Certains journalistes locaux, comme Morgan Large (que nous avons reçue dans une émission d'ASI, ndlr) m'ont dit que ça avait changé leur vision de la région. Mon Journal breton est entré dans la vie des gens du Centre-Bretagne. Où que j'aille, on m'en parle ! 

Et puis il y a tout ce qui s'est passé autour de mon travail en presse écrite. En mai 2020, un collectif de journalistes, militants associatifs, agriculteurs, scientifiques, avocats, syndicalistes, élus, m'a soutenue publiquement parce que j'étais visée par plusieurs plaintes en diffamation de l'industrie agroalimentaire, et parce que j'avais été déprogrammée d'un salon du livre en Bretagne où j'étais invitée pour ma bande dessinée Algues vertes, l'histoire interdite (nous racontons ces pressions ici, ndlr). Depuis, une ONG d'investigation journalistique s'est créée, Splann !, dont je suis la marraine (ASI a reçu un de ses fondateurs dans le Club Indé). Les journalistes de la presse régionale bretonne réfléchissent de plus en plus à leur dépendance vis-à-vis des pouvoirs, politique et agroalimentaire, et certains, tout en restant salariés de la PQR (presse quotidienne régionale, ndlr), ont rejoint Splann ! Des entrepreneurs de l'agroalimentaire m'ont dit qu'ils appréciaient mon travail, mais que du fait des accords de libre-échange, ils étaient contraints de maintenir des conditions sociales et environnementales déplorables, pour une question de compétitivité. 

ASI : - Quels sont les moments les plus forts que vous ayez vécus ?

Inès Léraud : - Je pense à la première agression que j'ai subie de la part d'un agriculteur, dont les granulés pour animaux avaient été contaminés par des insecticides. Il était donc victime, mais il m'a crié : "J'appelle les flics ! Je vais vous donner un coup de boule si vous dégagez pas maintenant !" Sa femme l'a empêché de me frapper. Je pense aussi à ma rencontre avec la journaliste bretonne Morgan Large, ça a été très fort. Parfois, dans mon travail, j'avais l'impression d'être folle, de dramatiser, d'exagérer... Mais Morgan a validé ce que je disais et m'a apporté de nouveaux éléments. Elle m'a fait écouter des interviews qu'elle avait faites, elle avait 20 ans d'archives radio sur les questions écologiques en Bretagne, on écoutait, on analysait... Elle m'a révélé à quel point l'agroalimentaire avait infiltré le monde politique local. En fait, la situation était encore pire que ce que je croyais ! Ça m'a ouvert une clé de compréhension ; j'ai compris la fabrique du silence, l'omerta. Les dirigeants de l'agroalimentaire bretons se font élire pour empêcher tout contre-pouvoir ; en tant qu'élus, ils distribuent des subventions, y compris à des associations environnementales, qui vont ensuite avoir du mal à critiquer leurs entreprises.  

ASI : - Aviez-vous deviné que vous passeriez tant de temps sur ce sujet ?

Inès Léraud : - Non, franchement non. Je pensais que je passerais trois mois, quelque chose comme ça, dans cette maison des Côtes-d'Armor où je m'étais installée pour enquêter. C'était déjà énorme. J'ai repoussé mon départ et... j'y suis restée trois ans ! J'ai quitté la Bretagne, mais je compte m'y réinstaller d'ici un an, dans le même village.

Il n'y a pas de psys spécialisés pour les journalistes d'investigation qui subissent de la violence.

ASI : - Comment avez-vous surmonté les moments de découragement ? 

Inès Léraud : - J'ai eu beaucoup de moments de découragement et je crois que je les aurais mieux affrontés si j'avais eu... une pratique sportive plus intense ! Il faut rendre le mental plus fort, avoir des passions à côté. Et c'est important d'être suivi par un psy, j'ai commencé très tard... Il n'y a pas de psys spécialisés pour les journalistes d'investigation qui subissent de la violence ! Il y en a pour les policiers, ou les correspondants de guerre... J'ai fini par trouver un psy qui a un parcours engagé, qui a résisté dans son propre pays.

ASI : - Est-il préférable d'être journaliste indépendant pour faire ce type d'enquêtes, et si oui, comment tenir financièrement ?

Inès Léraud : - C'est sans doute plus confortable de travailler dans une rédaction, avec un service juridique et des collègues qui peuvent t'épauler. C'est moins fragilisant . Mais l'indépendance te rend plus dissident, plus libre d'aller dans des endroits où ta rédaction serait frileuse d'aller. Et de toute façon, je ne veux plus vivre en ville (rires) ! Ce qui m'a permis de continuer en indépendante, c'est la parution de la BD Algues vertes. J'ai été invitée à en parler un peu partout et ça a déclenché des contrats, des opportunités. Là, par exemple, je prépare une BD sur l'histoire du remembrement dans plusieurs villages de France et notamment de Bretagne, et Algues vertes va être adapté au cinéma par Pierre Jolivet, avec une actrice qui joue mon rôle... 

ASI : - Un sujet obsédant peut-il conduire à un enfermement ?

Inès Léraud : - Non ! Ça m'a ouverte. Ça m'a permis d'aller chercher dans des recoins qui n'avaient été explorés par personne. Je me sens habitée par une mission, j'ai l'impression de ne pas avoir de choix sur mon destin. C'est lourd ! Je serais peut-être plus heureuse en étant jardinière… 

ASI : - Avez-vous commis des erreurs, avez-vous des regrets ?

Inès Léraud : - Dans les premières années de mes investigations sur l'agroalimentaire, je ne faisais pas relire mes articles par les témoins qui me racontaient en leur nom les mauvaises pratiques sociales et environnementales des entreprises. Je le regrette. Maintenant, je le fais. Je leur dis "Je veux votre retour, je ne vous dis pas que j'en tiendrai nécessairement compte". Et du coup, je n'écris plus de bêtises, je ne fais plus de coquilles, et ces personnes, plutôt que de s'autocensurer en souhaitant modifier leurs citations, ajoutent des précisions qui souvent permettent à l'enquête d'aller encore plus loin  ! Si les témoins assument complètement ce qu'ils ont dit, alors l'impact de ton travail est plus important. Ils vont me recommander à d'autres, ils vont être fiers de leur parole, ça donne du sens à ce qu'ils ont vécu. Ils deviennent des partenaires pour approfondir la connaissance, l'analyse, la compréhension. On construit ensemble une expertise. 

Je veux travailler sur le sujet de l'agroalimentaire breton toute ma vie. Jusqu'à la fin des mes jours !  

ASI : - Voulez-vous continuer à travailler sur ce sujet, et pourquoi ?

Inès Léraud : - Je veux travailler sur le sujet de l'agroalimentaire breton toute ma vie. Jusqu'à la fin des mes jours !  Cette histoire de l'agriculture intensive bretonne, qui démarre à la fin de la Seconde guerre mondiale, n'a pas été écrite, et elle est longue à écrire. Il y a tant de fils à tirer. Par contre, je ne crois pas pouvoir espérer voir décroître les pratiques néfastes. Les accords économiques internationaux bloquent la situation.

ASI : - Comment ce travail au long cours vous a-t-il transformée ?

Inès Léraud : - Je me sens utile. Avant, je ne disais même pas que j'étais journaliste ! Maintenant je le dis, et ça résonne comme le plus beau des métiers. Le journalisme m'a permis de développer une pensée critique et transversale. Les témoins que j'ai interviewés sont devenus des partenaires. C'est une forme de lien aux autres qui est très fructueuse.

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