Sur Twitch, "le féminisme, c'est un peu un gros mot"

La rédaction - - 189 commentaires


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Bienvenue dans le monde merveilleux (ou pas) de Twitch, une plateforme créée en 2011 et qui ne cesse de décoller depuis. Si Twitch a d’abord été conçu comme un service pour les joueurs de jeux vidéo en ligne, la plateforme a aujourd'hui un public et du contenu diversifiés : revues de presse comme celles de l’animateur de France Télévisions Samuel Etienne, débats, plateaux qui reprennent les codes de la télévision. Mais Twitch garde une tendance de fond : son public est masculin à 80 % ! Quelles conséquences pour les femmes de la plateforme ? Quel impact dans leur pratique de Twitch au quotidien ? Arrive-t-on à faire sa place quand on est une femme sur Twitch? Si oui, à quel prix ? Et que fait la plateforme pour les protéger ? Trois "gameuses" de Twitch ont accepté de venir en parler : Invincible_Jane, Ultia et Nat_Ali.

"si je n'avais jamais parlé de féminisme sur Twitch, je serais allée plus haut"

"Quand je me suis lancée sur Twitch, je ne me suis pas positionnée en tant que fille, raconte Ultia . Je ne me suis même pas posé la question, je ne me suis pas demandé si on allait me critiquer parce que je suis une fille. Ma mentalité a évolué depuis". Nat_Ali, elle, a toujours été engagée sur les sujets liés au genre, au sexisme, aux violences faites aux femmes. Pourtant, il n'était pas question, au démarrage de sa pratique sur Twitch, d'aborder ces sujets. "J'avais peur car je savais que cela allait entraîner une vague de haine et de contestations. Le féminisme, du côté des gamers, c'est un peu un gros mot". Et pour cause : elle se souvient du gamer gate, des joueurs de jeux vidéos qui, en 2014, ont harcelé en ligne une créatrice de jeux vidéos et des militantes féministes. "En me rendant compte de la peur que j'avais, je me suis dit que ce serait encore plus important d'en parler"Depuis quelques temps, celle qui a démarré par le jeu vidéo réalise des revues de presse avec sa communauté sur ces sujets.  Mais à quel prix ? "Si j'avais été bien lisse, si je n'avais jamais parlé de féminisme sur Twitch, je serais allée plus haut, j'en suis persuadée", reconnaît Nat_Ali , persuadée de payer pour ses prises de position. Le fameux plafond de verre qui l'empêche d'être plus visible et donc plus influente sur Twitch.

Ce qui est frappant lorsqu'on regarde les classements des chaînes Twitch francophones, c'est qu'il n'y a aucune femme avant la cinquantième place. Twitch fait bien des recommandations de chaînes sur sa page d'accueil, mais ce sont les dix les plus regardées, animées donc... par des hommes. Un cercle vicieux. Selon Invincible_Jane, il n'y a pas de secret : pour avoir accès à des contenus plus divers, il faut s'organiser. "J'ai commencé à chercher des streameuses noires, racisées, car je ne voyais aucune représentation d'elles sur Twitch. Si je voulais trouver ce type de streameuses, il fallait que je fasse des recherches poussées. C'est pour cela que j'ai créé Afrogameuses, qui est devenu une association. On travaille pour la représentation [pour augmenter la visibilité des femmes noires, ndlr] dans le jeu vidéo et sur Twitch. On s'est rendu compte qu'il y avait des streameuses, mais qu'elles étaient invisibles. On essaie de leur donner de la visibilité. Je connais une seule streameuse qui cartonne sur Twitch, Bulldope, elle est métisse, c'est la seule et je trouve ça grave". 

"si on M'appelle «ma belle» Ou «ma princesse», je bannis la personne"

Sur Twitch, comme ailleurs, lorsque ce n'est pas sur les sujets qu'elles abordent, c'est sur leur physique que les femmes sont prises pour cible. C'est ce qu'a vécu la journaliste santé de BFM TV, Margaux de Frouville, arrivée sur Twitch pour partager son expertise sur la crise sanitaire début mars 2021 et visée par un flot continu de commentaires haineux et sexistes. "Certains m'attaquent sur mes cheveux afro, on me demande d'aller me coiffer, témoigne Invincible_Jane. Je sais qu'il y a très peu d'afro sur Twitch et dans le divertissement, les porter de cette manière, c'est une forme d'engagement". Des attaques qui les obligent à user de stratégies"Quand je me lève, pour aller chercher un verre d'eau, aux toilettes, j'enlève ma caméra, témoigne Ultia. Je n'ai pas envie que des gens fassent des clips de cette partie-là de mon live" . Le clip est une option permise sur Twitch, qui permet d'extraire puis de diffuser une partie du direct. Sauf que les invitées racontent que certains de leurs spectateurs, pour montrer le corps, les fesses de la streameuse, diffusent les moments où elles se lèvent de leur siège. Ce qui a contraint Nat_Ali à supprimer cette option sur ses directs.

Pas questions pour nos invitées de s'attaquer aux femmes qui elles ont décidé de se servir de leurs corps pour générer des vues et donc des revenus. Comme la streameuse Amouranth, gameuse elle aussi, présente sur Twitch depuis 2016 et suivie par 2,6 millions de followers. Chaque jour, elle se présente à l'écran en bikini dans sa piscine gonflable et récolte des dons de ses spectateurs simplement pour avoir écrit leurs pseudos sur son bras ou sur une banane gonflable. Elle est la cible quotidienne de commentaires de haines sexistes extrêmement violents.

Sur Twitch, la modération du chat (les commentaires et questions postés en direct et qui apparaissent sur l'écran) est essentielle. Il incombe à chaque streamer de modérer son contenu, mais aussi les commentaires des spectateurs ("viewers"). Le problème, pour Nat_Ali c'est que "c'est aux streamers de se démerder. On doit trouver des modérateurs et on doit les trouver tout seuls. Ça devient une question importante". Un poids sur les épaules des femmes plus susceptibles de recevoir de la haine sexiste. Et que faire face à ce type de commentaires ? "Des remarques sur le physique «comme t'es bien habillée» ou «t'as un joli chouchou», ça j'accepte personnellement. En revanche, si on m'appelle «ma belle»«ma princesse», je bannis la personne". Et comment réagir alors ? "Je ne réponds jamais !, explique Ultia. Pour moi,  Twitch c'est du divertissement (...) Je ne veux pas plomber l'ambiance". Pour réaliser la modération de son chat, Ultia peut compter sur l'aide bénévole de six personnes. Pour Nat_Ali, qui peut streamer grâce à l'aide d'une modératrice, "c'est du travail déguisé. C'est quelque chose qui a beaucoup de mal à être admis pour beaucoup de streamers. Je ne connais pas un seul streamer qui paie ses modérateurs".

"une zone de non droit total"

Pour Invisible_Jane, c'est la double peine, victime de propos sexistes mais aussi racistes. Pour contourner les interdictions, les auteurs usent de plusieurs méthodes, notamment l'utilisation de pseudos racistes volontairement mal orthographiées comme "naighressdemaison" par exemple. La tradition sur Twitch est de souhaiter en direct la bienvenue aux nouveaux abonnés. "On va donc prononcer le pseudo de la personne (...) L'objectif c'est de nous déstabiliser et de nous nuire. Bannir ces personnes, c'est important car c'est l'outil le plus puissant".

Et qu'en est-il de la responsabilité de Twitch ? La plateforme est accusée de laisser faire. En juin 2020, un twittos avait partagé un contenu violent à l'égard des femmes mais aussi des personnes noires du streamer français Altair, suivi par 55 000 personnes sur Twitch. Sauf que ces contenus remontent à 2018 et n'avaient pas été retirés par la plateforme malgré les nombreux signalements. "Il y a même une vidéo où il mime un viol et un autre où il met un masque de singe et prend un accent raciste (...) Beaucoup de gens sont venus me dire qu'ils signalaient cet utilisateur depuis longtemps et qui ne s'était rien passé. Il a fallu ce bad buzz monumental pour que Twitch le bannisse deux semaines. Le problème c'est que si même le signalement ne suffit pas, cela devient une zone de non droit total". Ultia, elle, se veut bien plus optimiste. "J'ai le sentiment qu'avec Twitch, plus ça va, mieux ça va. J'ai l'impression qu'il sont de plus en plus réactifs. De fil en aiguille, on va se rendre compte que ces contenus ne peuvent plus passer. Je pense que Twitch a compris l'ampleur du phénomène et j'aime à croire que cela ira de mieux en mieux". 


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