Luz : "Dessiner de la beauté au milieu de la merde"

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On attend ce mercredi 16 décembre 2020 le verdict dans le procès des attentats de Charlie Hebdo, de l'Hyper Cacher et de Montrouge. Dans le fracas de cette année marquée par le Covid et le terrorisme, gardons-nous un espace de cerveau disponible pour cet événement. Nous vous proposons une émission remarquable, enregistrée quelques mois après l'attentat, avec le dessinateur Luz, à propos de son album Catharsis. Il fait notamment le point sur les risques de l'icônisation de Charlie, sur certains dessins plus difficiles à défendre parus dans son journal, et sur ce qu'un corps et un cerveau de dessinateur cristallisent après un tel massacre. Il a vu les frères Kouachi sortir de l'immeuble : "Je les vois arriver en marche arrière, dans une espèce de danse, avant de comprendre ce qu'il se passait. C'étaient les planches les plus difficiles à faire mais ça fait du bien de dessiner de la beauté au milieu de la merde. On peut trouver matière à continuer à s'émerveiller même au milieu d'un massacre comme celui-ci". À voir.

<span>C’est l’histoire d’un dessin. Ou plutôt, c’est l’histoire de centaines de petits dessins sur une bonne centaine de pages qui sortent de leurs cadres et qui s’en vont vivre leurs vies de dessins tout au long de cette centaine de pages. Il y a des policiers, des terroristes, des enfants, des écureuils, des fantômes, un cimetière, des couples qui font l’amour. Il y a du rouge, du bleu, du noir. Et au milieu de tout ce capharnaüm, évidemment, un petit bonhomme à lunettes. Le dessinateur lui-même, Luz, qui revient dans un livre exceptionnel, intitulé<em> Catharsis</em>, sur les jours et semaines qui ont suivi les évènements du 7 janvier. <br></span>

Résumé de l'émission, par Robin Andraca :


Puisqu'il faut bien commencer quelque part, partons de son dernier ouvrage Catharsis, ou plus précisément de sa couverture où figure un petit bonhomme, au regard sidéré. Le même petit bonhomme que Luz a dessiné aux policiers du 36 quai des orfèvres le 7 janvier au soir, incapable de répondre à leurs questions autrement. Ce livre, ou plutôt ce "bloc" comme l'appelle Luz sur notre plateau. "C'est un objet, un bloc, j'ai envie que les gens le lisent, le relisent mais je ne pourrais plus jamais l'ouvrir". Comment, donc, parler de ce bloc ? En partant de ses personnages. Camille tout d'abord, sa compagne, dessinée à plusieurs reprises dans les pages de Catharsis. Dans leur appartement, au bord de la mer. Dans leur lit.

Camille mais aussi "Ginette", surnom affectueux donné par le dessinateur à cette boule qui grandit dans son ventre, au lendemain du 7 janvier. Comment l'apprivoiser ? En la dessinant. "On a tous des Ginette en soi, il suffit de perdre son boulot et on a une grosse Ginette en soi", confie le dessinateur. Et puis il y a les frères Kouachi, qui apparaissent à deux reprises dans la bande dessinée. Une première fois, quand le dessinateur arrive en retard le 7 janvier et voit les tueurs sortir de l'immeuble, juste après la tuerie. "Je les vois arriver en marche arrière, dans une espèce de danse, avant de comprendre ce qu'il se passait. C'étaient les planches les plus difficiles à faire mais ça fait du bien de dessiner de la beauté au milieu de la merde. On peut trouver matière à continuer à s'émerveiller même au milieu d'un massacre comme celui-ci". (Acte 1)

On retrouve les deux frères quelques pages plus loin, quelques années plus tôt : ce sont encore des gamins, ils dessinent. Ils dessinent des chiens, comme n'importe quel gamin. Et puis Luz leur demande leurs prénoms. "Moi c'est Chérif ! Et moi Saïd" répondent les deux, désormais cagoulés et armés de kalachnikovs. "Tout le monde dessine quand il est gamin. Les Kouachi aussi", se justifie Luz sur le plateau. Autre personnage du livre : celui de la star mondiale que Luz est devenu depuis les attentats. Désormais, le dessinateur est invité sur le plateau du Grand Journal, où Madonna tenait absolument à rencontrer un survivant de Charlie. "Quand on m'a dit que Madonna aimerait voir quelqu'un de Charlie, je me suis dit « Et pourquoi pas ?». Madonna c'est une figure féminine forte qui m'intéresse".

Le problème selon lui, n'est pas tant de serrer Madonna dans ses bras mais plutôt les applaudissements autour. "Tout d'un coup, on vous applaudit pour quelque chose que vous n'avez pas forcément choisi", explique le dessinateur. Luz est devenu malgré lui, il en est bien conscient, un personnage médiatique, vissé par les médias dans un rôle précis. "On pense être un peu armé parce qu'on est journaliste et en fait on ne l'est pas du tout", confesse-t-il. (Acte 2)

La question est posée : Luz est-il devenu un emblème, une icône qu'on convoquerait dès qu'on a envie de s'en prendre à l'islam et aux musulmans ? "C'est déjà compliqué d'être un étendard pour les gens bien mais on peut aussi être un étendard pour les enfoirés !". Comment se prémunir contre ce risque-là ? "Il faut juste continuer à être soi-même et dire : je me bagarre contre le Front National, y compris contre les salauds qui me prennent comme étendard". Un étendard brandi par tout le monde, y compris par le Premier ministre, Manuel Valls, lorsqu'il sort le 14 janvier du Conseil des ministres,avec sous le bras le numéro des survivants de Charlie, sorti trois jours plus tôt. En plateau, Luz réagit à cette image, reprise partout : "Ça me fait marrer, je voudrais le voir sortir chaque mercredi avec Charlie Hebdo sous le bras".

Mahomet est absent de Catharsis. Pourquoi ? "Il ne m'inspirait plus, comme Sarkozy. C'est la même logique. On ne va pas s'obliger à être mauvais", répond Luz. Justement : Charlie était-il guidé par la philosophie combattante de Charb qui avait déclaré au Monde en 2012 préférer "mourir debout que vivre à genoux" ? Non, pour Luz. "Nous sommes des gens qui nous exprimons mais au sens combatif, ça ne veut rien dire". Même à l'époque de Philippe Val et Caroline Fourest ? "Philippe Val ne définissait pas Charlie. A l'intérieur, il y avait autre chose. Certains montaient sur les tabourets, d'autres mettaient des coups de pied dans les tabourets". (Acte 3)

Puisqu'on en parle : en plateau, Luz est confronté à l'une des couvertures polémiques de Charlie, datant du 22 octobre 2014, où sont caricaturées quatre esclaves sexuelles de Boko Haram, voilées, qui s'écrient : "Touchez pas à nos allocs !". "La gueule des personnages me fait marrer mais, effectivement, ce dessin est un peu confus", reconnaît Luz. A une époque où Valeurs Actuelles et Le Point multiplient les unes stigmatisantes sur les musulmans, Charlie serait-il devenu le compagnon de kiosque de ces hebdos ? "Valeurs Actuelles, c'est pas un dessin, c'est une photo. Il y a la volonté d'aller dans le premier degré du discours", estime Luz.

Alors que les Unes de Charlie, et son contenu, n'ont jamais été autant analysés depuis le 7 janvier, Charlie a-t-il encore un avenir ? Oui mais ce sera sans Luz, qui a récemment annoncé son départ, en septembre prochain, de l'hebdomadaire. "L'actualité ne me fait plus marrer", explique le dessinateur. "C'est devenu compliqué de faire Charlie mais en soi, ce n'est pas impossible. Ça continuera mais moi je n'y arrive plus".

Son départ serait-il aussi lié aux récents remous, qui ont animé la vie quotidienne de Charlie, désormais épié par les journaux du monde entier ? De la mise à pied de la journaliste Zineb El Rhazaoui, journaliste, à la bataille interne pour l'actionnariat du journal, l'ambiance ne semble pas toujours au beau fixe chez Charlie. "On se parle mais même les pétages de plomb se retrouvent dans les médias. On est devenus une énorme entreprise, comme un bien public. On est devenus Areva !". Le dessinateur l'avoue sur notre plateau : désormais, il a davantage peur que son téléphone sonne, et qu'un journaliste soit à l'autre bout du fil, que d'être attaqué dans la rue. A propos de la mise à pied de sa collègue, il lâche quand même : "Moi je trouve ça complètement con !". En a-t-il parlé avec Riss ? "Non, mais apparemment ça s'est réglé. Moi, je suis déjà un peu parti". (Acte 4)

Et si on partait sur un grand fou rire ? Celui de Luz qui découvre les propos tenus sur notre plateau la semaine dernière par Emmanuel Todd, à propos de la couverture de Charlie du 14 janvier : "On a eu le droit, de nouveau, avec le patronage de l'Etat français, après une magnifique manif sous protection de la police, à une caricature de Mahomet en forme de bite !". Eclats de rire du dessinateur suite aux propos du géographe, puis justification : "Alors, ça veut dire que dans tous mes dessins il y a des bites !". Pour le prouver, Luz montre la couverture de Catharsis. Puis l'ouvre et tourne les pages, à la recherche d'autres "preuves" de sa bonne foi. Celui-là même qu'il jurait, en début d'émission, ne plus jamais pouvoir ouvrir.

Bonus blasphème : "On peut faire tout en dessin, et c'est ça qui est merveilleux. On peut dessiner cette chaise qui est là et puis on peut la faire voler. Je peux vous dessiner tout nu par exemple !", déclare aussi Luz sur notre plateau, en s'adressant à Daniel Schneidermann. Blasphème promis, blasphème dû : après l'émission, Luz a caricaturé notre animateur :

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