"La police française est dans une culture très verticale"

La rédaction - - 39 commentaires

Notre émission autour du documentaire de StreetPress : "Gilets jaunes : une répression d'Etat"


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Les techniques de maintien de l'ordre particulièrement violentes mises en œuvre dans la répression du mouvement des Gilets jaunes avaient-elles déjà été expérimentées, dans l'indifférence générale, dans les banlieues françaises ou dans les départements d'outre-mer ? Plus largement, faut-il chercher à l'intérieur même de la police d'autres causes à cette répression ? Questions posées par la sortie, le 21 mai, d'un documentaire du site StreetPress : "Gilets jaunes : une répression d'Etat". Avec nous pour en parler : le journaliste de StreetPress Mathieu Molard, qui l'a co-réalisé (avec Cléo Bertet et Matthieu Bidan) ; et le politiste Mathieu Zagrodzki, chercheur associé au Centre d'études sociologiques sur le droit et les institutions pénales (CESDI), dont les travaux portent sur le travail des forces de l'ordre françaises.

derrière les images d'arrestations violentes, un problème français

Avant d'interpeller spectaculairement - et parfois violemment - des Gilets jaunes, les policiers français se sont-ils "fait la main" sur les jeunes de banlieue ?  Dans le documentaire de StreetPress, le membre du comité "Justice pour Adama" Youcef Brakni rappelle que les techniques d'immobilisation utilisées par les forces de l'ordre lors des manifestations des Gilets jaunes sont largement utilisées dans les banlieues, conduisant parfois jusqu'à la mort de jeunes hommes interpellés.

Le chercheur Mathieu Zagrodzki, s'il confirme que ce type de techniques est particulièrement utilisé dans les banlieues, rappelle que la police française a un problème d'approche qui ne se limite pas aux quartiers dits sensibles : "Il y a un problème plus général de relations police-population en France. [Ces techniques] touchent de manière plus accrue certaines populations mais sont en réalité appliquées de manière indiscriminée à toute personne qui résiste".

Un problème de relations dû, toujours selon le politiste, à l'histoire singulière de la police française : "Il n'y a pas véritablement de culture professionnelle en France axée sur la gestion des conflits et le désamorçage de conflits. On est plutôt dans une culture très verticale où la personne qui résiste [est vue comme quelqu'un qui] résiste à la République et à l'Etat". A la différence, par exemple, de l'Angleterre ou des pays scandinaves, où "le policier explique qu'il est là pour servir la communauté" et non la République.

les banlieues, "laboratoire de la répression" ?

"Ces techniques sont dans les manuels, mais elles sont davantage employées par certains types de brigades comme la BAC, dont l'usage premier est la gestion des quartiers populaires", ajoute Molard. Cette "gestion" policière des quartiers populaires passe par l'utilisation d'une arme en particulier, dont le documentaire de StreetPress retrace l'histoire en détail : le flashball, ce pistolet qui tire des balles de caoutchouc et peut blesser très gravement (voir notre émission avec le journaliste David Dufresne, qui recense les blessés depuis le début du mouvement).

Lorsque le flashball est mis à disposition de toutes les unités de police de proximité françaises, en 2002, les médias accueillent la nouvelle de manière contrastée. Au journal télévisé de France 2, on assure que cette nouvelle arme pourra "neutraliser sans vraiment blesser" (tout est dans le "vraiment"). Chez Libération, on préfère le décrire comme un "pistolet qui peut tuer à moins de cinq mètres".

Les banlieues ne sont pas le seul lieu où le flashball a été largement utilisé avant que la mobilisation des Gilets jaunes ne fasse découvrir ses dégâts au grand public : il a également été beaucoup employé dans les stades de football pour maîtriser les rixes entre supporters, rappelle Zagrodzki. A tel point que certains médias spécialisés ont pu écrire que les stades ont été "un laboratoire de la répression", eux aussi.

"généalogie coloniale"

Cherchant à expliquer d'où viennent les techniques policières telles qu'on les a vues à l'œuvre depuis décembre, le documentaire de StreetPress revient également sur la trajectoire d'un personnage mal connu en France, mais tristement célèbre en Algérie ou dans les Antilles : le préfet Pierre Bolotte qui, avant de superviser la création de BAC en Seine-Saint-Denis, avait dirigé la répression des émeutes de 1967 en Guadeloupe.

"Cette généalogie historique est incontestable" abonde Zagrodzki. Mais là encore, la répression dans les colonies et l'outre-mer n'est que l'illustration la plus extrême d'une doctrine qui était également appliquée sur le territoire métropolitain, rappelle le chercheur. Déjà sous Louis XIV, "on crée la lieutenance générale de police (l'ancêtre de la préfecture) car la rue est considérée comme dangereuse, le peuple est considéré comme dangereux (...) Ce qui est déployé dans les territoires colonisés n'est qu'un embranchement d'une histoire plus générale de la police en France."

Il n'empêche : au sein de ce système, "les colonies ont été des populations jugées plus ingouvernables que d'autres", sur qui la répression policière a donc été plus sévère qu'ailleurs, poursuit Molard.

Que faire des paroles de policiers ?

Comme l'avocat Arié Alimi sur notre plateau il y a quelques semaines, Zagrodzki explique ensuite pourquoi les policiers français sont si peu sanctionnées... et pourquoi Christophe Castaner ou Emmanuel Macron persistent à dire qu'il n'y a pas de violences policières. "Il ne faut pas décorréler cela de la situation de crise au sein de la police depuis trois ans : ce discours qui consiste à dire que les policiers n'ont jamais tort, c'est également un message politique pour ne pas perdre les forces de l'ordre" analyse le politiste. C'est cette même crainte de perdre le soutien des forces de l'ordre qui expliquerait également pourquoi l'exécutif ne revient pas sur la question du flashball, relève-t-il au passage.

La question des conditions de travail des policiers (et, par exemple, leurs 24 millions d'heures supplémentaires non payées) n'est pourtant quasiment pas évoquée dans le documentaire de StreetPress. Pourquoi ? "Notre documentaire essaie de comprendre ce qui s'est passé d'un point de vue structurel" avance Molard. Le journaliste explique également pourquoi il ne souhaitait pas - comme l'a fait par exemple BFMTV dans son reportage "Police : au cœur du chaos" - recourir à des témoignages anonymes de policiers : "Ça aurait consisté à anonymiser des gens pour qu'ils portent une parole qui est la parole la plus entendue dans les médias ! Ça me semblait un peu paradoxal" explique-t-il.

La difficile casquette "d'expert en sécurité" à la télé

Nos deux invités reviennent enfin sur le traitement des questions de sécurité et de maintien de l'ordre à la télévision. Mathieu Zagrodzki en connaît quelque chose : on peut le voir régulièrement sur les plateaux de chaines d'information en continu sous le titre de "spécialiste des questions de sécurité".

Mais concernant les manifestations des Gilets jaunes, il a décidé d'arrêter d'accepter les invitations après une mauvaise expérience chez LCI : "On vous demande de débriefer en direct des situations que vous ne maîtrisez pas et que par définition, vous ne comprenez pas. On me demande : "Qui est responsable ? Pourquoi il y a des palissades de chantiers ? Pourquoi on n'a pas fermé les Champs-Elysées ?" Mais j'en sais rien, on n'est même pas 24h après !".

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