Gilets jaunes : "Il faut éviter le journalisme hors-sol"
La rédaction - - Intox & infaux - 118 commentairesTélécharger la video
Télécharger la version audio
Les Gilets jaunes sont-ils en train de faire émerger une nouvelle génération de journalistes, photographes et vidéastes ? Une nouvelle génération avec un nouveau positionnement par rapport aux institutions, avec de nouveaux repères, sur de nouveaux supports... Et comment les journalistes des médias traditionnels perçoivent-ils cette émergence ? Avec nous sur plateau, trois journalistes : Taha Bouhafs, journaliste pour "Là-bas si j’y suis", Yasin Blotas, reporter pour la page Facebook "Civicio", et Emmanuelle Anizon, grande reporter pour L’Obs.
"Sur le terrain, avoir une carte de presse permet d'avoir une protection"
En manifestation, face à la police, les journalistes non encartés
sont beaucoup plus vulnérables que ceux qui portent la carte de presse.
Destruction de matériel, arrestation... Taha Bouhafs et Yasin Blotas l’ont vécu récemment.
L’un a vu son téléphone portable être jeté à terre mercredi 1er mai,
l’autre a passé 26 heures en garde à vue le 27 avril. Emmanuelle Anizon,
encartée, raconte les avantages de posséder la fameuse carte en manif. "Je me
suis retrouvée plusieurs fois dans des situations où je me suis faite nasser, en
situation de me faire embarquer avec des gens qui sont allés en garde à vue. Le
fait d’avoir la carte de presse fait qu’ils (...) m’ont relâchée".
Taha Bouhafs et Yasin Blotas vont demander la carte de presse
quand ils le pourront, mais ils devront se frotter aux conditions d’attribution
parfois impossibles exigées par la commission qui la délivre (voir notre article
ici). Selon Bouhafs justement, ces conditions doivent être réévaluées. "Il y a
une évolution du métier, des façons d’apporter l’information, et il y a des gens
payés pas forcément sur le statut de journaliste, mais en auto-entrepreneurs, en
intermittents du spectacle".
Pour Yasin, c’est l’attitude des forces de l’ordre à l’encontre
des journalistes, encartés ou pas, qui doit être revue : "À partir du moment où
l'on a le droit de filmer, c’est une
liberté, on a le droit d’être présent. A partir du moment où on est témoin d’une
scène, carte de presse ou pas, je ne vois pas pourquoi on empêcherait quelqu’un
de filmer"
.
"Le terrain, le terrain, le terrain"
L’affaire de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière, que l’on vous résume ici, est un cas d’école. Car ce sont bien des journalistes encartés, officiels, qui ont relayé cette fake news. En revanche, ce sont des journalistes sans carte de presse, indépendants et mal protégés, qui ont contribué à rétablir les faits, sur le terrain, le 1er mai, mais aussi sur les réseaux sociaux.
Pour Emmanuelle Anizon, ces reprises de la version officielle
montrent un autre décalage : celui existant entre les journalistes de terrain et les
journalistes de plateau. "Moi je le vis en essayant de faire le boulot, depuis
le début, en essayant d’être sur le terrain jour après jour et à ne pas céder à
cette façon de travailler, qui est hors-sol, de pleins de médias, qui racontent
non ce qu’ils voient, mais racontent... Je ne sais pas ce qu’ils racontent en
fait"
, explique-t-elle. Le terrain, c’est justement là où l’on retrouve ces "nouveaux journalistes", dont certains tentent de s’affranchir des formats
télé. Yasin Blotas montre par exemple comment des images de caillassage d’une
estafette peuvent avoir un sens totalement différent selon leur format et leur durée. Bouhafs dénonce "l’instrumentalisation" de ce type de séquence sur les chaînes d’info en
continu. Blotas, grâce à son format, des lives
Facebook de plusieurs heures, y voit une manière de montrer ce qu’il se
passe "avant, pendant et après"
."Je suis tout le temps en direct, alors je
prends l’intégralité des scènes, ça permet d’expliquer aux gens. Ça ne peut pas
se résumer à une scène où l’on prend des mecs qui cassent"
.
Le distingo entre "nouveaux" et "anciens" journalistes a ses limites. Comme Taha Bouhafs et Yasin Blotas, Emmanuelle Anizon, peut prétendre à
une couverture de terrain, au plus près des Gilets jaunes, dans un média comme
L’Obs, grâce à une présence à leurs côtés depuis le début du
mouvement. Les sources s'adressent autant aux grands médias traditionnels qu'aux petits médias indépendants. Ces derniers ont cependant, en ces temps de Gilets jaunes, un avantage. Taha Bouhafs était présent à la sortie de la garde à vue des trente personnes qui s'étaient réfugiées dans une cour de la Pitié-Salpêtrière. Il raconte cette scène : "Les journalistes se sont rués sur eux, ils se sont tous fait dégager. Il n’y en a pas un
seul qui a fait une interview (...) je me suis présenté,
"Là bas
si j’y suis"
, on a fait l’interview"
. Prime à l'indépendance, à l'engagement, au fait de ne pas appartenir à des grands médias vécus comme proches du pouvoir.
"Un journaliste a le droit de faire des conneries"
L’objectivité existe-t-elle ? La question
s’est reposée au moment de l’arrestation de Gaspard Glanz, ciblé par Christophe
Castaner et une partie de ses propres confrères, comme étant trop engagé pour
être journaliste. Les journalistes peuvent-ils faire transparaître leur position
politique ? Y a-t-il une hiérarchie entre un journaliste sur le terrain, et le
citoyen journaliste sur Twitter ? En traitant Castaner de « grosse merde » sur Twitter, Gaspard Glanz
a fourni au ministre de l’Intérieur un argument massue. « Voilà ce que vous
pensez peut-être être un journaliste,
moi non »
, déclare-t-il sur France Info après la garde à vue de Glanz. Un
journaliste peut-il insulter un ministre ? Taha inverse la question. "Est-ce
qu’on peut être journaliste et traiter de vermine des manifestants ?"
,
lance-t-il. Dans son viseur, le journaliste Renaud Dély, qui a traité les gilets jaunes de "vermines"
dans un tweet où il montrait des manifestants scander "Suicidez-vous"
aux forces de l'ordre. Un tweet qu’il a ensuite supprimé
avant de s’excuser. Provocateur, Taha poursuit. "On peut être journalistes et
faire des conneries. Pour moi, je pense que Christophe Castaner est une grosse
merde. S’il veut porter plainte pour injure publique, il peut le faire. Mais ça
ne retire pas pour autant le statut de journaliste de Gaspard Glanz".
Emmanuelle Anizon n’est pas de cet avis : "Le but du métier, pour moi, ce n’est jamais d'être dans le
jugement, soit on dénonce des faits, par ce qu’on a enquêté, on révèle des
choses inadmissibles et on sort des faits, soit on raconte ce qu’on voit. Je ne
me verrais pas dire « ils sont extraordinaires, ou ce sont des vermines », je
sors de mon rôle."
"Responsabilité publique" pour Emmanuelle Anizon, "liberté de parole" pour Taha. C’est peut-être ici que s’affirme la différence profonde entre ces jeunes journalistes qui ont grandi avec l'immédiateté des réseaux sociaux, et l’ancienne génération qui use de ces outils avec plus de résistance.