La Pitié-Salpêtrière "attaquée" : vie et mort d'une fake news signée Castaner

Simon Mauvieux - - 85 commentaires

Pendant plusieurs heures après l’ "attaque" de l'hôpital de la Pitié-Salpêtrière, le 1er mai à Paris, politiques et médias ont relayé la version officielle énoncée par le ministre de l’Intérieur, sans y apporter le moindre correctif. Un emballement également marqué par la publication, par France Info, de photos hors de propos ou tronquées.

Un hôpital pris d’assaut, des manifestants violents ayant tenté de forcer le passage vers un service de réanimation... Mercredi 1er mai, à en croire les chaînes d’info en continu et Christophe Castaner, la Pitié-Salpêtrière a été le théâtre d’une scène de chaos qui aurait pu très mal finir. Le lendemain,  pourtant, est apparue une autre version, appuyée sur des témoignages et des vidéos : celle de manifestants cherchant à se protéger des gaz lacrymogènes, sans même sembler se rendre compte qu'ils se trouvaient dans l'enceinte d'un hôpital. 

La veille pourtant, sans précaution aucune, les médias se sont engouffrés dans la version officielle avancée par le ministre de l’Intérieur et la direction de l’hôpital. 

À 20 heures, Castaner et BFM inventent "l’assaut violent" de l’hôpital

Mercredi 1er mai, 20h18. La manifestation est terminée depuis quelques heures quand le ministre de l’Intérieur, Christophe Castaner, organise un point de presse devant l’hôpital, retransmis en direct sur BFMTV. Face aux caméras, racontant le déroulé de la journée, il lance gravement : "Des gens ont attaqué un hôpital", sans donner plus d’informations. Peu de médias relèvent d'abord cette phrase. Seule BFMTV s’empare de l’information et ajoute un bandeau "La Pitié-Salpêtrière attaquée", puis "Castaner : «un hopital attaqué»".

À ce moment-là, aucune information concrète ne permet d’accréditer la thèse de l’attaque, si ce n’est un tweet du directeur des hôpitaux de Paris, Martin Hirsch qui, dès 18 heures, fait état d’une "intrusion violente".

L’affaire réapparaît à 21 heures, quand France Inter diffuse une interview de la directrice de l’hôpital, Marie-Anne Ruder, qui reprend la thèse de Castaner et Hirsch. "J’ai été informée peu après 16 heures, par l’agent de sécurité posté au niveau de notre entrée du 97, boulevard de l’Hôpital, que des individus tentaient de forcer la grille. Je me suis immédiatement rendue sur place, et lorsque je suis arrivée, la grille était forcée, la chaîne avait cédé, et des dizaines de personnes étaient en train d’entrer dans l’enceinte de l’hôpital", raconte Ruder à France Inter. Elle fait état de "gestes violents et menaçants", d’un "moment très douloureux pour toutes les personnes qui ont vécu cette intrusion violente et brutale".

C’est à ce moment que les médias s’emparent de l’affaire. Le Parisien, le Huffpost, FranceInfo, BFM TV et CNEWS relaient presque en même temps l’information, sans y apporter le moindre correctif, ni même d’éléments de preuves, autres que la version du trio Castaner-Hirsch-Ruder. L'article de BFMTV a  d'ailleurs été initialement titré : "Des casseurs ont tenté de pénétrer dans l'hôpital la Pitié-Salpêtrière".

"Il y a eu quelques dizaines de manifestants, je ne sais pas trop comment les qualifier, qui sont rentrés dans l’enceinte de l’hôpital, raconte Hirsch au micro de BFM à 22 heures. À un moment donné, ils se sont précipités en montant un escalier, en passant une passerelle vers le service de réanimation chirurgicale, c’est là où il y a des patients dont on prend particulièrement soin, qui sont particulièrement vulnérables, et ont tenté de rentrer dans ce service médical alors que s’interposaient des infirmières, des internes, des infirmiers qui tenaient la porte avec toute la force qu’ils pouvaient avoir, en criant «Attention ici il y a des patients, c’est le danger, il y a des patients», et il y a quand même des personnes qui ont tenté de faire intrusion dans un service particulièrement sensible".

"-vous avez senti de la colère, de la haine?" "-non."

Au cours de la soirée cependant, la version officielle commence à être remise en cause sur les réseaux sociaux. Des dizaines de témoignages affluent sur Twitter, laissant apparaître une autre version : il est un peu plus de 16 heures quand une pluie de gaz lacrymogènes s’abat sur une foule compacte de quelques milliers de manifestants, boulevard de l’Hôpital, à quelques mètres de la Pitié-Salpêtrière. Les manifestants essaient de se mettre à l’abri , et se réfugient où ils le peuvent. C’est à ce moment qu’un petit groupe franchit une grille de l’hôpital, ce même petit groupe qui va tenter de se réfugier au sommet du petit escalier extérieur qui mène au service de réanimation.

Jeudi 2 mai, de nombreux médias et services de fact-cheking ont tenté de comprendre ce qu'il s'est réellement passé dans l'enceinte de l’hôpital. Et c'est ce jeudi 2 mai que plusieurs services de fact-checking (Les DécodeursCheckNews) ont confirmé cette version. 

Avant même les articles de fact-checking, des témoignages recueillis par BFMTV diffusés à 10H30 jeudi matin contredisaient déjà la version de "l'assaut violent". Plusieurs internes et infirmiers sont interrogés par la chaîne. Interrogés à de multiples reprises sur le degré de violence des manifestants, sur leur ressenti et la peur qui régnait, les trois témoins racontent que tout est rentré dans l’ordre très vite, que la scène s’est "passée dans le calme, sans débordements". Apparemment déçus, les journalistes tentent de creuser la piste des violences et des dégradations, sans succès.

-Du matériel dérobé, demande un journaliste ?

-Non, répond le médecin.

-Y a-t-il eu intrusion ? tente une autre journaliste

-Non, pas d’intrusion, continue-t-il calmement.

Pas de violence, de dégradation, ni d’intrusion. Les journalistes essaient alors d’imaginer ce qui aurait pu se passer si les manifestants étaient entrés dans la salle de réanimation. "C’est difficile à dire, répond le médecin. Il y a des risques. Lesquels, c’est difficile à dire". Une aide-soignante abonde : "Je rejoins mon collègue, ça a été très court, on ne s’est pas sentis en danger plus que ça".

-Vous avez senti de la colère, de la haine ? s’impatiente un journaliste.

-Non non, pas du tout, répond-elle.

De retour en plateau, "pas de colère, pas de haine", lance la journaliste, presque déçue. Le bandeau lui est toujours là : "Salpêtrière, intrusion ou « attaque » ?"

Jeudi matin, dans la matinale d'Europe 1, c'est la ministre de la Santé, Agnès Buzyn, qui s'était emparée de l'affaire. "C’est la première fois qu’il y a une exaction dans un hôpital (...). Je pense que tous les Français, comme moi, sont extrêmement choqués, c’est inqualifiable. Rentrer dans un hôpital, forcer des grilles, faire peur à des patients, faire peur à des soignants, vouloir rentrer dans une salle de réanimation... je pense qu’on atteint vraiment des sommets d’incivilité", détaillait-elle. Dans la matinée, pendant un déplacement à la Pitié-Salpêtrière, elle se montrait plus prudente, refusant de qualifier "d'attaque" cette intrusion, apprend-t-on dans le journal de 13 heures de France 2. Le Premier ministre Édouard Philippe maintenait quant à lui la version avancée par son ministre de l’Intérieur. Jeudi, peu avant midi, répondant aux questions des journalistes, il balayait la thèse de la fuite des manifestants dans l’hôpital. "Vouloir s’introduire dans un hôpital de cette façon n'est pas excusable" répondait-il à une question sur les raisons de la présence des manifestants.

photos tronquées ou hors-sujets

En plus de relayer cette version des faits, plusieurs médias ont été épinglés par des internautes pour avoir affiché des images tronquées ou hors de propos.

France Info et France Inter se sont particulièrement illustrés mercredi soir par leur choix de photos. Mercredi 1er mai, à 22h37, France Info publie un article titré : "Intrusion à la Pitié-Salpêtrière : « La discussion n'était pas possible», raconte la directrice de l'hôpital" . Problème : la photo qui accompagne l’article montre un manifestant en train d’asséner un coup de barre de fer… devant le commissariat du XIIIe arrondissement. Cette photo aura aussi illustré de nombreux articles, comme celui de France Inter, du Huffington Post, ou d'Europe 1. Les images ont été modifiées sur ces sites au cours de la journée du 2 mai.

Face à de nombreuses critiques sur Twitter, France Info modifie l’image de son article. Problème encore : la nouvelle image n’arrange rien puisqu’elle représente.... un manifestant brandissant un marteau devant la faculté de médecine de l’hôpital, située à 200 mètres du service de réanimation ! Surtout, l’image a été tronquée, ne laissant apparaître qu’un bras brandissant un marteau. La photo originale, publiée sur le site du Parisien, montre pourtant un gilet jaune tentant visiblement de s'opposer à l'homme au marteau. La légende ne laisse d’ailleurs guère de doute : "Des gilets jaunes tentent de bloquer un black block brandissant un marteau devant un bâtiment de la Pitié-Salpêtrière", peut-on lire sous la photo dans le Parisien. En milieu d’après-midi, France Info a modifié son cadrage, laissant apparaître le visage du gilet jaune en colère.

Vincent Giret, le directeur de France Info, s’est justifié puis excusé sur Twitter jeudi 2 mai, déplorant une "regrettable erreur humaine. La première photo a été illustrée par un événement survenu non loin de l’hôpital, car au moment de la mise en ligne, les banques d’images ne proposent pas encore de clichés sur cet événement". Pour la deuxième image, Giret évoque un simple recadrage "qui a été repris pour voir la totalité de la scène. Ni manip, ni complot, mais une erreur qui mérite cette explication et des excuses que nous présentons à nos internautes", termine-t-il.

Un hôpital dégradé avant et après la manifestation ?

Enfin, mercredi soir, sur LCI, le journaliste William Molinié évoque des actes de dégradation survenus dans la nuit du 30 avril, évoquant "une dizaine de tags de gilets jaunes (...) des tags anarchistes et antisémites". L'AP-HP a confirmé cette information, parlant d'une "infraction dans la nuit du 30 avril au 1er mai" et des "dégradations importantes sur les murs et  sur les mobiliers". Mais ces actes ne sont nullement liés aux événements du 1er mai.

Jeudi matin encore, un médecin de l’hôpital affirmait au micro de BFM qu'un service informatique avait été "vandalisé". "On a eu à déplorer la perte de l’ensemble du matériel, vandalisé, du service informatique du service de chirurgie digestive". Or interrogé par ASI, l'AP-HP a confirmé le vol d'un rétroprojecteur dans ce service, mais pas l'ensemble du matériel. Pour l'AP-HP, aucun lien n'est avéré entre ce vol et la tentative d'intrusion du 1er mai. 

la vidéo qui tue définitivement la fake news

Jeudi, en fin d'après midi, une vidéo a achevé de démentir la version officielle de "l'attaque" de l’hôpital. Filmée depuis le couloir du service de réanimation, manifestement par un membre du personnel soignant, elle montre une cinquantaine de personnes devant une porte vitrée, située au sommet d'un escalier extérieur. Mais aucun acte de violence : seulement de la confusion entre les manifestants qui cherchent à s'abriter, et le personnel répétant que l'on se trouve dans un service de réanimation. La situation se calme rapidement, et des policiers viennent sommer les manifestants de redescendre. Cette vidéo a été relayée ici, et , par les mêmes médias qui, la veille, avançaient la version du ministre de l’Intérieur sans la remettre en question.

Cette vidéo a ensuite été intégrée dans un récit vidéo général, publié par Le Monde.

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