Enseigner confinés : "Tout était sous-dimensionné"

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L'enseignement à distance est-il le paradis de l'invention de nouvelles méthodes, de nouveaux outils pédagogiques plus adaptés ? Ou bien est-ce l'enfer d'un enseignement numérique noyauté par les intérêts du privé, avec l'objectif secret du ministère de l'Éducation de réduire drastiquement le nombre d'enseignants devant les élèves ? La présence est-elle indispensable à un bon enseignement ? Pour débattre de ces questions, trois invités : Marie-Christine Levet, fondatrice du fonds d’investissement EduCapital, elle finance des start-up qui développent des technologies dans le domaine de l’éducation ; Rachid Zerrouki, professeur des écoles à Marseille en sections d'enseignement général et professionnel adapté (SEGPA), il est connu sous le nom de Rachid L'Instit sur Twitter et écrit des chroniques dans plusieurs médias comme Slate ou Libération ; Laélia Véron, chroniqueuse pour Arrêt sur Images mais également maîtresse de conférence en stylistique et langue française, et enseignante en prison.

"un navigateur, ils ne savent pas ce que c'est"

On commence l'émission avec un court-métrage de 2012, pourtant étrangement d'actualité. As It Used To Be, de Clément Gonzalez, montre un futur dystopique dans lesquel un professeur d'université fait son cours à distance, avant d'être perturbé par une élève, venue suivre son cours "en présentiel". Une perspective qui fait "vraiment peur" aux enseignants, selon Laélia Véron.

Laélia Véron et Rachid Zerrouki nous racontent leur expérience du confinement. Pour Rachid Zerrouki, le confinement s'est "très mal passé". Malgré ses appels aux élèves, il constate qu'ils n'avaient pas forcément l'autonomie nécessaire pour travailler seuls. Selon lui, même si les élèves sont relativement bien équipés en outils numériques, ils n'ont pas toujours accès à un ordinateur portable, plus adapté pour travailler. Il évoque les travaux de la sociologue Eszter Hargittai : les élèves feraient face à la "fracture numérique du second degré" : même s'ils savent se servir des outils numériques, ils ne savent pas toujours les utiliser de manière à apprendre et à se cultiver. "Quand je demande à mes élèves d'ouvrir un navigateur, ils ne savent pas ce que c'est." 

On regarde des supports de cours utilisés en classe, puis les outils utilisés par Laélia Véron. En prison, elle a dû se débrouiller avec les moyens du bord, en envoyant des supports pédagogiques sur papier ou en passant par le canal interne de télévision. Pour ses étudiants de fac, elle a mis en place un club de lecture numérique, avec des chats sur Facebook, et a échangé avec eux sur Discord. Environ 10% d'entre eux n'avaient pas accès à un ordinateur, et certains faisaient face à des difficultés sociales.  

Selon Marie-Christine Levet, il est "aberrant" que des enseignants aient dû utiliser "des outils de gamers" pour échanger simplement avec leurs élèves. "Finalement, les grands gagnants de cette période, ça a été les GAFAM (Google, Facebook, Amazon, Apple et Microsoft, ndlr)". La femme d'affaire, l'assure : avec Educapital, elle veut "faire en sorte que l'éducation [via le numérique, ndlr] soit faite par des champions français, et pas des outils américains et chinois".

L'État "investit autant en photocopies qu'en numérique éducatif"

On explique ensuite le fonctionnement de deux outils qui ont été beaucoup utilisés pendant le confinement, à tel point qu'ils ont été saturés la première semaine : les ENT (environnement numérique de travail) et Pronote. D'un côté, un portail web proposé par les collectivités territoriales, qui l'achètent à une société privée. De l'autre, un logiciel développé par une entreprise en situation de quasi-monopole, à tel point que la Cour des Comptes s'en est inquiétée dans un rapport de juillet 2019

"En France, le budget de tout le numérique éducatif, ça doit être de l'ordre de 70 millions [...] et le budget photocopies c'est 60 millions. Donc on investit autant en photocopies qu'en numérique éducatif. Tout était sous-dimensionné", regrette Marie-Christine Levet. Selon elle, il faut "mettre des cadres assez stricts" aux entreprises de l'éducation, pour éviter la captation des données, ou des situations de monopole comme pour Pronote. On explique aussi le fonctionnement des programmes de la Maison Lumni, sur France Télévisions, en montrant des extraits des cours Lumni sur France 4, et de l'émission Maison Lumni sur France 2.

Pour Laélia Véron, ce type de cours ne pourra jamais remplacer la présence du prof, qui passe aussi par des échanges non-verbaux pendant le cours, ou des discussions dans les couloirs. "Quel que soit ce qu'on propose par les écrans [...], on ne remplacera pas ça."

Marie-Christine Levet, qui avait déclaré dans Le Point que les programmes Lumni étaient comme "la télévision des années 60", regrette que les élèves n'aient eu "que ça". "Il faut un peu vivre avec son temps. [...] Je ne suis pas sûre que des parents aient réussi à mettre leurs enfants devant la Maison Lumni, en tous cas moi je n'ai pas réussi à mettre mes deux ados devant la télé à heures fixes", raconte-t-elle. "Tout ce qu'on a eu là, c'est le B.A BA du numérique. C'est comme si je vous disais que tout ce que vous faites sur Internet aujourd'hui, ce n'est que l'envoi de mails."

Moins de profs et plus d'élèves ?

Laélia Véron assure que les outils numériques sont aussi un moyen pour le ministère de l'Éducation nationale de faire des économies en supprimant des postes de prof. "On essaie de nous vendre des outils en nous disant : 'grâce à cet outil, vous allez pouvoir gérer trois amphithéâtres de 500 élèves' pour nous pousser à ce qu'il y ait moins de profs et plus d'élèves", explique-t-elle.

Rachid Zerrouki s'attarde pour sa part sur la question des outils numériques qui utilisent l'intelligence artificielle, comme le logiciel américain Aleks, qui permet aux élèves d'apprendre les mathématiques, tandis que le professeur ne les assiste qu'en cas de difficultés. Il avait d'ailleurs déjà écrit un article dans Libérationà ce sujet. Pour Marie-Christine Levet, ces outils présentent l'avantage de pouvoir créer des parcours d'apprentissage personnalisés. Mais selon Rachid Zerrouki, le danger est que le prof ne devienne qu'un "coach". 

"Il ne faut pas imposer le numérique aux professeurs parce que ça ne marche pas", assure Marie-Christine Levet. Elle prône "la liberté pédagogique" en matière de numérique : laisser les enseignants choisir ou non d'enseigner grâce à ces outils. Problème pour Laélia Véron : il s'agirait d'une manière de justifier un recrutement des profs de plus en plus tôt, avant d'avoir terminé leur formation, au prétexte qu'ils pourraient se reposer sur ces outils. "On va recruter des sous-profs parce qu'ils pourront être sous-payés et ils deviendront juste les coachs et les accompagnateurs de ces outils", s'inquiète la maîtresse de conférence en stylistique et langue française.

Et Marie-Christine Levet d'insister, en prenant l'exemple de la Finlande, l'un des pays qui dispose des meilleurs résultats aux classements PISA (Programme for International Student Assessment). "Pourquoi en Finlande ça marche ? Parce que le prof est reconnu, il est bien payé, il est formé, et il a une énorme liberté pédagogique. Je pense que c'est un modèle vers lequel on devrait aller."

"est-ce que le lagarde et michard a remplacé le prof ?"

On poursuit en présentant deux start-up du secteur de l'éducation. On commence par Klassroom, une sorte d'ENT qui se concentre sur la communication entre parents et professeurs, et qui dispose d'une version payante et une version gratuite. Puis on regarde Lalilo, une application d'apprentissage de la lecture (soutenue par Educapital), et qui repose sur l'intelligence artificielle.

"Le problème ce n'est pas Lalilo, c'est comment l'outil peut être utilisé par l'Éducation nationale. [...] Aujourd'hui dans une période où on est à la recherche de la moindre économie, je pense que c'est quelque chose à réfléchir", pointe Rachid Zerrouki. "Je pense que s'il doit y avoir une entrée du privée dans l'Éducation nationale, il faut qu'il respecte nos principes, parmi lesquels l'égalité et la gratuité", ajoute-t-il.

"Est-ce que le Lagarde et Michard[manuel scolaire édité entre 1948 et 1963, ndlr]a remplacé le prof ? Non. Le Lagarde est Michard c'est un outil, certains profs l'utilisaient, d'autres pas. Pour moi le numérique c'est exactement pareil", argue Marie-Christine Levet. 

Laélia Véron relie le problème à celui que pose le Projet Voltaire, une entreprise spécialisée dans la remise à niveau en orthographe, dans les universités. "Du point de vue du fond c'est nul. Le Projet Voltaire ce n'est absolument pas scientifique, c'est aberrant. [...] Mais les facs payent ça, payent cette entreprise privée, plutôt que de payer pour des postes de profs".

Investir dans l'humain

Marie-Christine Levet soutient que le plus important reste le modèle économique de ces entreprises : il ne doit pas être basé sur la publicité. "Il est important - et je crois que le ministère veut y travailler - de travailler sur une charte de confiance et de bonne conduite sur le traitement des données", ajoute-t-elle. Se pose ensuite la question des partenariats public-privé : le public a-t-il la capacité d'innover comme le font les start-up, structures plus "agiles" selon Marie-Christine Levet ? N'est-ce pas enfermer le public dans une position de "vache à lait" pour le privé, comme l'affirme Laélia Véron ?

Malgré les difficultés du confinement, on se doit de souligner que certains enseignants ont été particulièrement inventifs. Comme Fanny Le Nevez, enseignante en maternelle dans le Val-de-Marne, qui avait participé à l'une de nos émissions fin avril, parce qu'elle ne souhaitait pas revenir à l'école le 11 mai. Avec une collègue, elle a créé une chaîne YouTube pour maintenir le lien avec leurs élèves et continuer à leur faire cours. Si personne sur le plateau ne trouve à redire au travail de cette enseignante, Rachid Zerrouki et Laélia Véron soulignent les dangers d'une généralisation de ce type de pratique. Ils rapprochent cela des MOOC (Massive Open Online Course, des cours en ligne ouvert à tous), qui permettent d'avoir plus d'élèves pour un seul prof. 

"Je pense, pour être au contact quotidien permanent avec des élèves en situation de décrochage scolaire , que ce n'est absolument pas du numérique qu'ils ont besoin. Au contraire, c'est de chaleur humaine. Ils ont besoin de davantage d'humains. C'est là qu'on doit investir : dans les AESH [accompagnants des élèves en situation de handicap, ndlr], les accompagnateurs, dans les maîtres RASED [enseignants dans les réseaux d'aides spécialisées aux élèves en difficulté, ndlr], dans tout ce qui est humain", soutient Rachid Zerrouki.

Finalement, nos invités se mettent d'accord sur un constat : celui d'une école "à deux vitesses", où la privatisation, notamment par le biais des cours particuliers, augmente les inégalités, mais aussi une école dans laquelle les enseignants sont insuffisamment payés. Ils restent en désaccord sur le fait que le numérique soit une solution.

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