Ecologie et morale : "En traitant la nature comme hors de nous, on se nie nous-mêmes"

La rédaction - - 78 commentaires


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Nous le sentons tous confusément, même si nous peinons parfois à le formuler : les rapports entre l'Humain et la nature, l'Humain et son environnement, ne sont pas seulement une question juridique, scientifique, économique. Ces rapports sont aussi traversés par des questions morales. Souffrance, violence, non-violence, conflits de droit, légitimité : autant de notions qui ne cessent d'intervenir dans les affaires d'extraction pétrolière, d'agriculture industrielle, de bio-diversité, de recherche agronomique. Toute ces questions sont au centre de notre émission, avec nos deux invités : Louis, membre de l'association Extinction Rébellion ; et Catherine Larrère, philosophie spécialisée sur les questions éthiques et politiques liées à la crise environnementale. En plateau également, notre chroniqueuse Mathilde Larrère (fille de notre invitée).

Non-violence : "les pétitions, les manifestations, ça ne prend pas"

On commence par le blocage du Pont Sully à Paris, vendredi 28 juin dernier, par le mouvement Extinction Rébellion, qu'on vous présentait ici. Les militants, assis par terre, ont été délogés à coup de gaz lacrymogène, des images reprises dans le monde entier. Les militants se revendiquent non-violents. La pratique de la non-violence, dans les luttes écologiques, n'est pas nouvelle. La lutte du Larzac, les faucheurs d'OGM... "Les modalités institutionnelles pour faire entendre une voix dans un système dit démocratique, les manifestations, les pétitions, on voit bien que ça ne prend pas", justifie Louis. Un constat qui a poussé Extinction Rébellion à choisir le mode d'action de la désobéissance civile.

 Concrètement, la non-violence exclut "de manière catégorique toute atteinte corporelle ou psychologique à une personne". Sur la question des dégradations matérielles par exemple, la question peut être débattue. Catherine Larrère rappelle qu'il existe une "zone grise" de la non-violence, sur les questions de dégradations par exemple. La non-violence est également plus inclusive : le principe d'Extinction Rébellion, explique Louis, c'est "d'accepter les personnes quelle que soit leur trajectoire, leur ancrage social, leur passé, leur faiblesse, leur particularité". 

La répression policière, violente, n'est-elle pas paradoxalement nécessaire à la réussite de cette action non-violente ? "Ce que ces images ont montré, c'est la violence de la police, mais ça ne dit rien d'Extinction Rébellion", note Mathilde Larrère. Louis critique également "l'effet paradoxal" de la polémique à propos de leur blocage. Invité sur BFMTV pour parler de l'affaire, il n'a pas réussi à s'exprimer sur le fond du sujet, la crise environnementale.

"Traiter la nature comme hors de nous, une arrogance extrême"

On aborde la question de la violence envers les animaux. L'association antispéciste 269 Libération Animale organise des opérations pour "libérer" des poules avant leur abattage. Peut-on mettre au même niveau êtres humains et animaux ? Pour Catherine Larrère, critiquer le "spécisme" comme le font les antispécistes implique de dire qu'il n'y a non seulement aucune différence entre humains et animaux, mais aussi entre les espèces animales entre elles. Or, "les besoins des taureaux, des animaux domestiques ne sont pas les mêmes que celui d'un loup, un animal sauvage", pointe-t-elle. La philosophe met en avant la notion "d'intérêt" de l'animal à ne pas souffrir, mais aussi à mener une bonne vie, comme facteur à prendre en compte dans l'élaboration des lois.

Sur C8, Cyril Hanouna a organisé un débat entre un boucher et un militant antispéciste... qui apporte sur scène un porcelet mort. "Le fait de montrer ce qu'il en est réellement, sans édulcorer l'objet, ça me paraît essentiel", note le militant d'Extinction Rébellion, à propos de la démarche. Pour Catherine Larrère, le mouvement antispéciste permet de mettre notamment l'accent sur l'élevage industriel de masse "proprement scandaleux".

Le 19 juin dernier, l'association L214, qui s'est fait connaître en dénonçant les cas de maltraitance dans les abattoirs, publie une vidéo sur les "vaches à hublot". Si ces expériences ne font pas souffrir les animaux, au nom de quoi s'y opposer ? "La finalité de ces expériences", répond Catherine Larrère : "Il s'agit de produire le plus possible, avec le moins de dépenses possible". Pour la philosophe, "la productivité maximum de l'agriculture a conduit à une série de pratiques aberrantes". "C'est une façon de traiter la nature [comme étant] hors de nous qui est d'une d'arrogance extrême et l'on en vient à se nier nous-mêmes comme être faisant partie de la nature", s'agace-t-elle.

"La discussion morale sur les fins d'une expérimentation est la plus spontanée"

Dans sa chronique, Mathilde Larrère raconte les prémisses de la loi Grammont de 1850,  qui interdit les mauvais traitement "publics" et "abusifs" des animaux domestiques. Autrement dit, le problème dans la maltraitance animale se pose dans l'image que cela nous renvoie de nous-mêmes. Est-on aujourd'hui sorti de l'anthropocentrisme sur les questions de mauvais traitements aux animaux ? "L'existence de combats pour les animaux a au contraire renforcé les positions de défense des humains", note Catherine Larrère. 

"La discussion morale sur les fins [de l'expérimentation animale] est la plus spontanée", admet la philosophe. Mais pour autant, elle n'est pas l'unique question qui doit se poser : "Dans un certain nombre de points, on considère que même pour une fin légitime, il y a des choses qui ne peuvent pas servir de moyens". Exemple avec la condamnation de l'esclavage : "Le principe qu'on ne peut jamais traiter uniquement les humains comme des moyens exclut l'esclavage. Et toute la réflexion sur les animaux consiste à dire qu'il y a aussi des cas où des animaux ne doivent pas être utilisés comme des moyens". 

La philosophe s'intéresse également à la manière dont le concept d' "état sauvage", qui implique de protéger la nature loin de l'Homme, s'est retrouvée peu à peu enrichie par l'idée de bio-diversité, qui inclut les humains dans la nature et imagine des espaces de "coproduction Homme/nature", comme le bocage normand.  Peut-on mettre sur un pied d'égalité esclavage, sexisme et spécisme, comme le font certains antispécistes (et le documentaire Terriens de Shaun Monson en 2005) ? "En faisant tomber les barrières d'espèces, on n'a plus les moyens de traiter les êtres qui ont des vies et des intérêts différents", prévient Catherine Larrère.

En conclusion, Louis tient à rappeler l'importance de "l'intuition" et de "la sensibilité", "des notions auxquelles on n'est plus habitués à se référer, étant donné que la raison rationnelle a pris le pas sur d'autres facultés d'entrer en compréhension avec les choses". Et la philosophe ne nie pas l'importance des émotions dans les processus de réflexion sur ces sujets. 

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