Brexit : "Les gueux ne sont pas forcément formidables"
La rédaction - - 318 commentairesSommes-nous en post-démocratie ? Et comment en sortir ?
Et si les Britanniques revotaient ? Et si, ayant compris leur erreur historique, cette fois ils votaient "bien" ? Ce fantasme, agité avec gourmandise par certains médias français, donne la mesure du trouble des esprits à propos de la démocratie, et du caractère souverain du suffrage universel. Mais sommes-nous encore une démocratie ou bien nos institutions démocratiques, nos élections, nos parlements, nos référendums sont-ils devenus des coquilles vides ? Nous en débattons avec Manuel Cervera-Marzal, politiste et philosophe, et Sophie Wahnich, politiste et historienne spécialiste de la Révolution française.
Résumé de l’émission, par Anne-Sophie Jacques
Sommes-nous en post-démocratie ? Et si oui qu’est-ce cela signifie ? Nous avons consacré récemment un article à ce concept élaboré par le politiste et sociologue britannique Colin Crouch dans un ouvrage publié en 2004 et traduit en français seulement en 2013 -et encore, par une petite maison d’édition suisse. Pour Crouch, "une société post-démocratique est une société qui continue d'avoir et d'utiliser toutes les institutions de la démocratie", à savoir un parlement, des élections… "mais dans laquelle elles deviennent progressivement une coquille vide". Sa thèse a été depuis reprise par la philosophe belge Chantal Mouffe – interrogée sur le site Reporterre – ou encore par le politiste Yves Sintomer qui y consacre un long papier dans La revue du crieur paru en juin.
Si Crouch, à l’époque de la publication de son ouvrage, n'estimait pas que les sociétés européennes étaient entrées en post-démocratie, mais qu'elles y tendaient sérieusement, pour la politiste et historienne spécialiste de la Révolution française Sophie Wahnich, nous sommes en plein dedans. Directrice de recherche en histoire et en science politique au CNRS, auteure notamment de l’ouvrage La Révolution française. Un événement de la raison sensible, 1787-1799 (Hachette, 2012) ou, sous sa direction, du livre Histoire d’un trésor perdu. Transmettre la Révolution française (Les Prairies ordinaires, 2013), Wahnich écrivait en février dernier dans Libération que "nous vivons, en France et en Europe, une époque de post-démocratie. Les citoyens n’ont plus de véritable pouvoir de contrôle sur leur devenir".
Pour preuve ? L’historienne cite comme exemple le référendum de 2005 où les Français ont dit non au traité de constitution européenne et qui s’est pourtant traduit par le traité de Lisbonne en 2007, quasi à l’identique et ratifié par le Parlement français, ou encore le référendum en Grèce en juillet 2015 où les Grecs ont refusé à 61% l’accord proposé par la Troïka… laquelle s’est assise sur le vote. Qu’en sera-t-il du Brexit voté à l’issue du référendum qui a conduit les Britanniques à voter pour la sortie du Royaume-Uni de l’Union européenne ? Il est trop tôt pour le savoir. Pour autant, les médias français ont focalisé sur les rassemblements appelant à renoncer à cette sortie ou encore sur la pétition qui a recueilli plus de 3 millions de signatures – qu’il est pourtant facile de détourner comme nous le montrions ici – et même les repentis.
Aussi se pose la question du référendum comme outil démocratique. Tout dépend du contexte, explique Manuel Cervera-Marzal, politiste et philosophe, auteur des ouvrages Les Nouveaux Désobéissants : citoyens ou hors la loi ? (éditions du Bord de l'eau) et Pour un suicide des intellectuels (éditions Textuels, 2016) et récemment invité sur notre plateau consacré au mouvement Nuit Debout. Selon lui, "un référendum peut en apparence se prétendre comme décisionnaire et n’être en fait que consultatif". Sophie Wahnich pointe de son côté le caractère performatif du vote, immédiat. Une fois que la décision est prise, il n’y a plus de place pour le débat. Sa procédure fermée (oui ou non) ne lui semble donc pas démocratique, tout comme les votations suisses, "très à la mode dans les milieux radicalisés".
Et de s’interroger sur ce qu’on appelle la démocratie : "est-ce les procédures qui conduisent un peuple à vivre les démocraties ou plutôt la capacité à maintenir un espace critique en référence à des principes qu’on considère démocratiques ?" Selon elle, les procédures, en tant que telles, ne sont pas démocratiques ou non. "La démocratie, ce n’est pas juste le pluralisme mais la manière dont on construit l’imaginaire d’une société égalitaire" ajoute-t-elle. (Acte 1)
Les institutions européennes confisquent-elles le pouvoir du peuple ? La question est légitime lorsqu’on relit l’interview du président de la Commission européenne Jean-Claude Juncker accordée au Figaro au lendemain de l’élection en Grèce du leader de Syriza Alexis Tsipras, en janvier 2015. Juncker assurait alors qu’"il ne peut y avoir de choix démocratique contre les traités européens". Dans la même veine, selon l’ancien ministre des finances grec Yanis Varoufakis qui racontait l’anecdote en avril sur France Inter, son ex-homologue allemand Wolfang Schaüble aurait assuré lors d’un Eurogroupe que "les élections ne peuvent permettre de changer quoi que ce soit ; principalement pas les programmes économiques destinés à la Grèce."
Anti-démocratique l’Union européenne ? Oui et non selon Cervera-Marzal qui rappelle que, hors de l’Europe, ce n’est pas non plus l’assurance de la démocratie. Pour Wahnich, mieux vaut, comme le formule Ken Loach, Palme d’or à Cannes cette année, subvertir des institutions qui ne sont pas démocratiques, comme l’Union Européenne. Et la pétition ? C'est un outil pour apparaitre dans l’espace public et pour se compter, mais ça n’a aucune conséquence sur la ritualité d’un vote selon Wahnich. Localement, la pétition est efficace assure Cervera-Marzal mais sur des sujets d’ampleur nationale, elle ne mène pas à grand-chose, hormis peut-être celles qui atteignent des chiffres énormes, comme celle lancée contre la loi travail par Caroline De Haas. (Acte 2)
Une pétition jugée ridicule par l’économiste Frédéric Lordon qui intervenait place de la République dimanche dernier et qui moquait les dominants, lesquels ne sont pas satisfaits de "la démocratie des gueux" et souhaitent annuler le scrutin. Mais là encore Wahnich s’oppose à cette vision : "Les gueux ne sont pas forcément formidables, quand les gueux sont fascistes, ils sont fascistes". Pour l’historienne, "on ne peut pas fabriquer un peuple par procédure, le peuple se façonne lui-même par son existence sociale et politique". De même, on ne peut pas revenir sur le vote du référendum car on ne peut pas déritualiser un rite sous peine d’aboutir à la guerre civile.
Le lieu électoral, lieu de la manipulation ? Puisque l’imaginaire européen est perdu, confie Wahnich, la confusion règne, et donc le vote peut être manipulé. Pour Cervera-Marzal, les élections sont un mécanisme de dépossession du pouvoir populaire sous prétexte que les citoyens ordinaires ne sont pas aptes à décider. Pour faire avancer des idées démocratiques, il faut se reposer sur une minorité agissante, assure l’historienne. Comme, par exemple, les initiateurs du mouvement "On vaut mieux que ça". Et d’évoquer cet échafaudage de planches placé au début des manifestations contre la loi Travail et appelé Phénix, qui symbolise la mort et la renaissance, celle de la démocratie. (Acte 3)
En parlant loi Travail, cette dernière est passée en force puisque le 10 mai dernier, le premier ministre a recouru au 49-3, un article de la Constitution qui permet l’adoption d’un texte sans vote, et le gouvernement envisage de l’utiliser à nouveau alors que le texte de la loi revient devant les députés en deuxième lecture. Mais cet usage ne semble pas poser de problème, ni à Manuel Valls, ni à la ministre du travail Myriam El Khomri, ni au président du groupe socialiste à l’Assemblée Bruno Le Roux. Wahnich rappelle que le Parlement est un espace de conflictualité démocratique, le lieu où on protège la population de la violence légitime liée à la production de la loi. Avec l’utilisation du 49-3, la conflictualité fait place à une guerre frontale.
Mais il arrive parfois que les parlementaires se rebellent. C’était le cas le 22 juin dernier aux Etats-Unis. Comme nous le racontions ici, en pleine séance du soir, une quarantaine de représentants démocrates se sont assis devant les gradins du Congrès pour demander que la majorité républicaine mette au vote une loi pour restreindre les ventes d'armes, suite à la tuerie d’Orlando. Le tout sous les caméras de C-Span, la chaîne parlementaire, qui a fini par ne plus retransmettre lorsque le président républicain de la chambre a coupé la retransmission. Pas grave puisque les réseaux sociaux ont alors pris le relai et la rébellion – qui n’a abouti à rien – a été filmée et diffusée via Facebook live et Périscope. Cervera-Marzal souligne le caractère pathétique des parlementaires qui récupèrent une forme d’action populaire, à savoir l’occupation des lieux. Mais pour Wahnich, qui rappelle que le port d’armes aux Etats-Unis est constitutif de la citoyenneté, ce qui rend le débat sur leur vente insoluble, ce moment est celui de la pulsation entre la population américaine et ses représentants.
Face à ce déclin de la démocratie, faut-il dès lors attendre l’arrivée d’un leader charismatique de gauche… incarné aujourd’hui en France par Jean-Luc Mélenchon, qui a annoncé sa candidature sur TF1 en février, alors qu’il n’a été investi par aucun parti ? Nos deux invités n’y croient pas. Pour Wahnich, Mélenchon est dans la tradition de la remise de soi – c’est-à-dire s’en remettre à lui et abandonner l’espace délibératif. Quant à la figure du leader, Cervera-Marzal considère qu’avec Mélenchon, ou même Pablo Iglesias, à la tête du parti Podemos en Espagne, on a une forte personnalisation du leader, ce qui n’était pas forcément le cas du sous-commandant Marcos, au Chiapas (Mexique), lequel apparaissait cagoulé. (Acte 4)